Réflexions chrétiennes sur le Mal

III. Dieu et le mal

Comment situer Dieu dans toute cette affaire ? A. Gesché, dont j’ai déjà plusieurs fois parlé, a des convictions fortes à ce sujet, et je les trouve très suggestives. Pour notre auteur, la pente « naturelle » de la réflexion chrétienne vise à tenir Dieu à l’écart du mal : il met en cause ici aussi bien ceux qui plaident contre Dieu (contra Deum) et son existence, ou au moins son idée, arguant qu’il est contredit par l’existence du mal, que ceux qui plaident pour Dieu (pro Deo), en l’exonérant de toute responsabilité dans ce mal (épreuve, châtiment, monde harmonieux etc.) et en s’abstenant en définitive de rejoindre le cri de l’homme confronté au mal.

Pour notre auteur, il faut mettre de côté toute conception a priori de ce qu’est Dieu, l’impliquer dans la question, rester focalisé sur le mal. Citons-le : « Certes, le Dieu chrétien ne demande pas à être nié, mais il ne demande pas (non plus) à être épargné. Parce qu’il est un Dieu de salut, il prend les risques d’humiliation, il ne croit pas qu’il puisse rester dans son en-soi. Pourrions-nous faire moins que lui, et donc ne pas oser, théologiquement, poser en Dieu (in Deo) la question du mal ? »(op. cit. p. 25).

Et l’auteur d’interroger trois témoins de la contestation de Dieu (ad Deum), Jacob dans sa lutte nocturne contre Dieu (Gn 32), Job tout au long de son épreuve, et Jésus à Gethsémani : aucun d’eux n’a laissé aux incroyants le monopole de cette contestation. Et de leurs reproches, ressort un Dieu scandalisé par le mal, surpris par sa présence, qui parle d’un combat qui est le sien et auquel il invite l’homme (cum Deo). Notre auteur le montre fort bien à partir d’une lecture inhabituelle du récit de la Genèse, lecture sur laquelle je m’arrête un peu maintenant.

Gesché remarque avec raison que « dans le récit de la création, non seulement le mal n’est pas créé, mais on n’en parle pas : il n’appartient pas au plan, à l’idée de la création. Cela signifie que le mal est dépourvu de sens (…) Il est là cependant (…) Le surgissement du mal n’a pas à être cherché du côté de Dieu (…) et son apparition première n’est pas davantage recherchée du côté de l’homme (…) Le problème du mal, à ce niveau premier et radical, n’est pas celui d’une culpabilité (sauf celle du serpent), ni même pour l’instant d’une responsabilité, mais d’un accident (…) La question, dans cette approche des choses, est d’abord celle du ‘comment en sortir ?’ avant d’être celle, plus spéculative et gratuite, du ‘comment y est-on entré ?’ » (op. cit. p. 47-49).

En plaidant pour une telle attitude, Gesché note que la priorité de la réflexion porte sur la victime, dont il ne s’agit pas d’exonérer la responsabilité (qui est premièrement celle du serpent), mais de ramener cette responsabilité à sa juste place, au mieux celle du consentement au mirage du mal déguisé en bien. Pour notre auteur, le péché n’est pas le mal, qui vient d’ailleurs, mais le consentement au mal : lequel certes a des conséquences immenses et dommageables.

Plus loin, Gesché tente de définir mieux encore le péché à partir du texte de la Genèse : « La tentation est très exactement l’acte par lequel on empêche quelqu’un de devenir lui-même. Le séducteur est celui qui séduit, qui éconduit, qui m’écarte de moi-même »(op. cit. p. 61). Tout en étant fondamentalement d’accord avec cette lecture, je préciserais volontiers ce que représente cette désorientation : d’après notre récit, Satan a joué sur le commandement divin, a créé une distance entre l’homme et le commandement, et donc Dieu lui-même ; d’ailleurs, Dieu est ensuite réduit à chercher Adam et Ève qui se cachent, puis à valider leur choix en les chassant du Paradis. Ainsi, la tentation cherche à mettre à distance le commandement, et le péché en est la mise en œuvre. La loi étant devenue extérieure à l’homme, éternellement distante de lui, le retour au Paradis se fera dans la réintroduction du commandement dans le cœur de l’homme : cf. Jr 31,31-34 et Rm 8,1s.

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