Mémoire sélective, cachée ou effacée

MémoriauxAlors que, fort justement même si j’ai quelques interrogations sur la manière et le résultat, nombre d’individus ou d’associations demandent que soient dénoncées toutes les turpitudes d’ordre sexuel cachées dans le passé pour y mettre fin, alors que, sur un tout autre plan, les enfants nés sous X demandent à connaître à leur majorité leurs géniteurs (affaire dite Kermalvezen en France), alors que l’on multiplie les commémorations de tous types même les plus baroques, bref alors que l’on invite la mémoire du passé à revenir sur le devant de la scène publique, d’autres s’ingénient dans le même temps à la cacher ou, bien plus grave, à l’effacer au nom du désormais célèbre « politiquement correct ».

C’est ainsi que l’on s’insurge contre la publication des écrits antisémites de Céline, pourtant bien présentés comme tels et largement commentés, que l’on met  à l’écart des hommes politiques, des écrivains, des musiciens, sur de simples dénonciations et avant tout jugement, que l’on écarte des œuvres d’art soudainement devenues obscènes alors qu’elles faisaient ou font encore la gloire des musées où elles sont présentées, et j’en passe. Last but not least, les personnes, les écrits, les œuvres ainsi décriés ne sont souvent même pas connus de leurs détracteurs, dont beaucoup fondent leurs revendications sur des « on-dit »… Dans le meilleur des cas, on choisit alors d’écarter ou de gommer les générateurs d’aspérités, mais l’on va aussi jusqu’à les éliminer : par exemple, en les rayant des livres d’histoire, en rebaptisant les rues qui leur auraient été dédiées etc.

Il se trouve que mon Église n’est pas exempte de ce péché, même si elle le pratique sous des formes plus bénignes. Je pense par exemple à ces fameux « versets imprécatoires » présents dans les psaumes, tel par exemple le célèbre « Heureux qui saisira tes enfants pour les briser contre le roc » (Ps. 136,9) : bien sûr, ils sont sinistres ! Dans certains lieux, on choisit donc de ne pas les dire ; dans certaines éditions, on les met entre parenthèses ou entre crochets ; mais voici que plusieurs éditions récentes ne les mentionnent même plus. Pour ma part, je prétends que ces versets, qui offusquent à l’évidence notre sensibilité contemporaine,  sont les prières de ceux qui n’en peuvent plus et qui n’ont plus d’autres paroles que ces paroles de vengeance, qu’ils n’en remettent pas moins à Dieu, ou à nous, plutôt que de les mettre à exécution. Ces versets représentent peut-être la part la plus païenne de nous-mêmes, et il est trop facile de l’ignorer ou de se la cacher quand tout va bien autour de nous et que rien ne nous menace…

On va donc me demander si je ne prêche pas pour le retour d’une place Staline ou d’une rue Hitler ! Il n’en est rien. Je sais bien que la mémoire n’est pas neutre, qu’elle doit être guidée, voire purifiée. Et je sais qu’elle peut être provoquée, orientée, détournée à partir d’éléments extérieurs qui subvertissent le jugement. Mais j’estime que la plus grande prudence est nécessaire pour définir ces éléments, et surtout pour déterminer la meilleure manière d’y faire face.

Ainsi, puisque cela vient d’être évoqué par des amis dans le cadre d’une messe récente, lorsque saint Paul tient des propos (cf.  1 Co 7,32-35) sexistes ou misogynes (ce qui reste à démontrer, au moins pour ce dernier qualificatif),  va-t-on en  supprimer la lecture, ou même les lettres entières pour épargner nos oreilles évidemment parfaitement pures et dénuées de toute déviance, et pour que notre mémoire ne soit pas salie ? Bien sûr que non : il faut expliquer, et pour cela souvent replacer dans le contexte d’origine. Autrement dit, enrichir la mémoire du passé plutôt que de filtrer indûment, dogmatiquement ou arbitrairement, ce qu’elle reçoit, en rappelant et en montrant sur l’exemple que je viens de prendre que l’œuvre de saint Paul ne saurait être réduite à  quelques expressions incontestablement dépassées.

Je frémis à la pensée de la manière dont sera jugé notre siècle dans cent ou deux cents ans : on risque bien de nous reprocher d’avoir laissé passer le chameau et de n’avoir arrêté que le moustique (Mt 23,24). Car tous ceux qui crient haro aujourd’hui sur telle œuvre, telle personne, telle pensée, ne semblent le faire qu’en couvrant d’autres excès, bien plus graves : pour ne prendre qu’un exemple, connu et malheureusement banal, on veut bannir les dérives sexuelles tout en laissant la pornographie s’installer partout.

La mémoire est très sélective, et c’est normal : éduquons-la, mais gardons-nous donc d’en absolutiser tel contenu ou tel moment.

2 commentaires à propos de “Mémoire sélective, cachée ou effacée”

  1. Bonsoir cher Frère Hervé,
    Voilà un texte qui heureusement pourrait être « politiquement incorrect »!! Il nous en faut de tels textes car le « lissage » du langage politique aujourd’hui finit par fournir des phrases bien « sonnant » mais qui veut strictement rien dire.
    Merci d’avoir invoqué le texte des Psaumes; tu parles de la « partie païenne »; ne serait-elle davantage la partie humaine encore à soumettre à la grâce? Si nous ne laissons pas monter de la colère, pouvons-nous encore éclater en louange? Reprimer les sentiments est de nier une partie de notre être humain? Je lis actuellement le livre de Jean-Christophe Rufin « Globalia » où il décrit un monde llissé à outrance et où toute mémoire d’histoire est estompée, où technologie prime sur l’activité humaine telle que l’écriture ou la conversation!! Et la personne dangereuse dans le trame du livre est celui qui veut vivre et retrouver son humanité. Merci de nous provoquer à réfléchir!
    bien fraternellement,
    Philip

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