A vif, de Ioulia S. Condroyer

Ioulia a vif« A vif, journal d’une maman pas comme les autres« , de Ioulia S. Condroyer, aux éditions du Cerf, octobre 2018.

Il me semble plus facile de parler d’un livre que l’on n’a pas aimé que d’un autre que l’on a énormément apprécié, et dont en plus l’auteur vous est personnellement connu. Je vais quand même essayer, au risque de passer pour un laudateur sans aucun recul.

Il faudrait sans doute en premier lieu parler du sujet, le deuil périnatal, dont j’ai déjà expliqué dans un tout récent billet quel impact il avait sur moi depuis des années. C’est un sujet immense, et dont on parle très peu. Du fait de la perte de Simon, le 18 août 2016, Ioulia est devenue une mamange (1) : « à 40 semaines de grossesse, je suis devenue la maman du petit Simon, qui vit aujourd’hui dans les étoiles et dans mon cœur. C’est un cancer d’une forme très rare, un cancer du placenta, qui me l’a pris ».  Ioulia et son mari Frédéric ont choisi de continuer à vivre, et mieux encore de se relever. Pour Ioulia, ce fut grâce à l’écriture, sur un blog et sur une page Facebook qui portent tous les deux le même titre: « Si mon histoire était contée » : des mots, des billets, des poèmes, écrits au fil du temps pendant un an et demi. Chemin de résilience, comme on dit aujourd’hui, « renaissance » comme l’écrit Ioulia dans l’un de ses derniers billets sur sa page FB.

Ces textes ont très vite suscité des commentaires élogieux de lecteurs de plus en plus nombreux : ils sont plus de 10.000 aujourd’hui sur la page FB, dont votre serviteur. Car ce qui est apparu, c’est qu’en plus d’un sujet qui concerne, ou au moins touche, beaucoup de monde, Ioulia faisait preuve d’une maîtrise des mots et d’un style incomparable : « incandescent de vérité, fort et doux, audacieux et pudique », dit l’éditeur sur la 4e de couverture, et je lui donne raison.  C’est sur ce point que je voudrais insister : ici la forme transfigure le fond.

Si j’avais un exemple à donner, je le prendrais dans le « décalage » comme une sorte de forme littéraire. Ioulia dit les choses les plus graves, les plus douloureuses avec une légèreté, un décalage dans le propos qui permet au lecteur de l’accueillir comme sien. Je l’avais déjà noté dans un célèbre billet, « les Rois de l’univers« , écrit au lendemain de la mort du petit Gaspard Clermont, dont j’ai parlé tant de fois sur ce blog. En voici la finale, après que Ioulia ait évoqué… les concours de Miss : « Il a rejoint les Rois de l’Univers. Il s’est battu de toutes ses forces. Mais il est né comme ça et il n’y pouvait rien. Parce que la nature ne donne pas toujours de longues jambes, ni de grand sourire. Parfois, elle te met juste des étoiles dans les yeux et c’est la plus belle perfection du monde. Et les yeux de Gaspard étaient si bleus et si grands, qu’à présent, il doit voir l’Univers tout entier du haut de son étoile ».

Dès le premier chapitre du livre, déjà titré d’une manière très inattendue « Concerto pour violon opus 64 de Mendelssohn« , nous avons de multiples exemples de cette gravité/légèreté fondée sur le décalage. Attendrait-on en effet, dans un livre sur le deuil périnatal, un propos comme celui-ci : « … (le jogging que l’on porte chez soi, pour soi) pour les jours ou le moral fout le camp et que rien ne va. Les (femmes) plus aventurières iront même jusqu’à y rajouter l’indispensable tablette de chocolat ou le célèbre pot de glace. Oui, je vous parle bien de ce fameux stéréotype de la femme moderne que nous montrent tous les films américains. Véritable rituel de tristesse qui ravale les émotions féminines à notre simple capacité de nous empiffrer lorsqu’on n’est pas bien. À croire que le lobby des vendeurs de crèmes glacées a pris le contrôle du cinéma américain pour vanter les mérites psychothérapeutiques de leurs produits.  » Voilà, c’est pour moi du Ioulia pur jus !

Mais ne nous y trompons pas : le concerto pour Mendelssohn n’est pas évoqué de manière périphérique. L’émotion ne cesse d’affleurer. Qu’on en juge avec la suite, où l’on retrouve le style flamboyant évoqué plus haut : « En fait, je crois qu’il y a des moments dans votre vie où aucune glace n’a le pouvoir de vous faire du bien. D’ailleurs, il n’existe aucun aliment, aucun mot, aucune parole réconfortante. Seul le son de la musique vous aide à ne pas entendre le silence de votre cœur qui ne bat plus. Souvent, la musique vous parle mieux que les mots et elle chante ce qu’aucune parole ne pourrait dire. Pour ma part, j’ai de la chance que ce concerto soit là. Sa musique m’accompagne mieux que quiconque ne saurait le faire, et je sais bien que je vais en avoir besoin pendant un bon moment. Elle comble le vide que j’ai en moi, le vide de la maison, ma solitude, son absence. J’espère seulement qu’un jour, je pourrai l’écouter comme avant et imaginer de nouveau le soleil qui brille au-dessus de l’Océan. »

Allez, encore un autre exemple, à propos de cette « journée du deuil périnatal », encore très peu connue, fêtée le 15 octobre et qui a tant apporté à Ioulia comme elle le redit dans son livre : « c’était la Journée mondiale du deuil périnatal. Un jour pendant lequel on se souvient et on lâche des ballons avec les prénoms de nos Anges dans le ciel. C’est pourquoi la météo avait toute son importance pour moi : s’il pleuvait ou si le vent soufflait trop fort, les ballons ne s’envoleraient pas sereinement vers le ciel et cette simple idée m’angoissait. Alors je surveillais les moindres faits et gestes du ciel. J’écoutais la météo tous les matins à la radio, puis je scrutais les infos du soir, pour vérifier si les infos du matin avaient vu juste. Un peu comme les petits vieux qui n’ont plus que ça à faire de la journée, comme si le temps qu’il fait changeait quelque chose, en fin de compte. Mais qu’il fasse chaud ou froid, qu’il pleuve, peu importe pourvu que tu te sentes bien et que tu sois heureux. Le temps qu’il fait n’a pas  d’importance quand le bonheur est là. Comme le bonheur avait décidé de s’enfuir, il me restait la météo. »

J’ai dit à Ioulia, qui est de confession juive, que sa manière de raconter évoquait pour moi (je ne sais pas pour elle !) cette autodérision dont on souligne souvent qu’elle marque l’humour juif, sans se réduire à lui : dans les circonstances les plus difficiles, les plus douloureuses, voilà qu’une forme de pirouette permet de relire l’événement et de le rapporter sous un angle inattendu et… plus léger. Chez Ioulia, cela lui permet aussi d’écrire des remarques profondes et pertinentes (voir la phrase en italiques citée plus haut) sans avoir l’air d’y toucher. Dans un billet magnifique intitulé « De l’ombre à la lumière » (blog maintenant inaccessible) et faisant écho à une visite au camp de Dachau : « Écoutant l’audioguide par moment, regardant au loin la plupart du temps. Nous ne disions rien. Qu’y avait-il à dire ? Pas grand-chose. Le silence des absents hurlait suffisamment fort. »

Je pourrais continuer à évoquer le style : certains amis, à qui je lisais les billets « Les Rois de l’univers » ou « De l’ombre à la lumière » me l’ont qualifié de « style visuel ». Je les rejoins volontiers et d’autres commentateurs l’ont plus ou moins dit je crois sur la page de Ioulia. De fait, c’est très net quand on lit à haute voix « De l’ombre à la lumière », on n’est pas à distance du récit, mais dans le récit, happé par les mots, les phrases, la couleur, le timbre : on n’entend pas un rapport sur Dachau, on est à Dachau !

C’est ce que j’ai ressenti tout au long de la lecture du livre « A vif », ce qui me l’a rendue tout à la fois très tentante et fort difficile : j’étais avec Simon, et je souffrais avec ses parents. Je m’y suis donc repris à plusieurs fois et j’ai beaucoup pleuré. Maintenant, comme Ioulia et Frédéric, je suis aussi avec Joseph, qui vient d’arriver à leur foyer le 4 octobre : c’est un peu plus facile ! Et je me redis, dans la joie et l’espérance, les mots de Ioulia : « J’entends cette promesse que le bonheur m’avait faite. Celle de revenir un jour. Celle que je n’ai jamais oubliée ».

(1) Une mamange est la manière dont se désignent entre elles les mamans d’un enfant parti trop tôt et trop vite, avant ou juste après la naissance.

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