Les débuts de la mission de Jésus

Les versets 14-15 du chapitre 4 représentent ce que l’on a coutume d’appeler chez Luc un sommaire, autrement dit une sorte de résumé programmatique proposant quelques généralités.

Le sommaire de 4,14-15

14 Et Jésus retourna en Galilée dans la puissance de l’Esprit. Et la nouvelle en vint dans toute la région à son sujet. 15 Et il enseignait dans leurs synagogues en étant glorifié par tous.

Le baptême avait conduit Jésus au Jourdain, et la dernière tentation à Jérusalem : pour les besoins de son récit, Luc devait le faire revenir à Nazareth où il semble avoir vraiment commencé sa vie publique. C’est l’Esprit qui se charge du transport…

C’est encore le temps du succès comme l’affirment la fin du verset 14 et le verset 15, et comme va le manifester la première partie du récit de la prédication à Nazareth. Ce thème de l’enseignement de Jésus à la synagogue est bien connu des Synoptiques, mais aussi chez Jean (6,59, à Capharnaüm), et il est probable que ce fut la manière de procéder de Jésus au début de sa mission (comme d’ailleurs Paul le fera aussi d’après les Actes) ; mais Luc est seul à en souligner ici le succès.

La prédication à Nazareth

16 Il vient à Nazareth, où il avait grandi, et il entra, selon son habitude, le jour du sabbat, dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture. 17 Et on lui donna le livre du prophète Isaïe, et ayant déroulé le livre, il trouva le lieu où il était écrit : 18 « L’Esprit du Seigneur est sur moi puisqu’il m’a oint pour annoncer l’évangile aux pauvres, qu’il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour de la vue, renvoyer les méprisés par la libération, 19 proclamer une année favorable du Seigneur ». 20 Et roulant le livre, il le donna au servant et s’assit. Et les yeux de tous dans la synagogue étaient fixés sur lui. 21 Il commença à leur dire : « aujourd’hui, cette écriture s’est accomplie à vos oreilles ». 22 Et tous témoignaient en sa faveur et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche, et ils disaient : « Celui-ci n’est-il pas le fils de Joseph ? » 23 Et il leur disait : « Certainement, vous me direz cette parabole : médecin, guéris-toi toi-même. Les choses qu’on nous a dit être advenues à Capharnaüm, fais-les aussi ici dans ta patrie ». 24 Mais il dit : « Amen, je vous dis qu’aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie. 25 En vérité, je vous le dis, il y avait beaucoup de veuves aux jours d’Élie en Israël, alors que le ciel était fermé depuis trois ans et six mois, comme advint une grande famine sur toute la terre. 26 Et Élie ne fut envoyé vers aucune d’elles, si ce n’est à Sarepta de Sidon vers une femme veuve. 27 Et il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps d’Élisée le prophète, et personne d’eux ne fut purifié sinon Naaman le Syrien ». 28 Et tous furent remplis de fureur dans la synagogue en entendant ces propos, 29 et se levant, ils le jetèrent en dehors de la ville et le conduisirent au bord de la colline sur laquelle leur ville était bâtie, afin de le jeter en bas. 30 Mais lui, passant au milieu d’eux, partit.

La lecture de ce texte surprend, dans la mesure où l’opinion des assistants paraît se retourner brutalement contre Jésus : jusqu’au verset 23, il est bien reçu ; à partir du verset 23, le ton même de Jésus change et les réactions des assistants sont foncièrement hostiles. Si l’on considère les textes parallèles de Matthieu et de Marc, on se rend compte qu’une bonne part du matériau utilisé par Luc est propre, et que l’évangéliste a nettement amplifié et durci un épisode ambigu au cours duquel la foule était seulement perplexe, interrogative, et à l’issue duquel Jésus de fait se trouvait limité : cf. Mt 13,53-58 et Mc 6,1-6.

Les versets 28-30 de Luc introduisent une dimension menaçante, voire mortelle, dans le récit, qui ne se trouvent pas chez les autres évangélistes, et la Passion se profile en arrière-plan. La raison en est assez claire, soulignée par tous les commentateurs : l’épisode revêt chez Luc une dimension programmatique. Jésus est au début de sa vie publique, dans sa ville, et voici que se présente en filigrane tout ce que sera sa vie : un accueil bienveillant, en même temps que perplexe dans un premier temps, puis une hostilité croissante conduisant à la mort qu’il affrontera et traversera. L’étonnant verset 30, dans lequel Jésus échappe sans dommage à ses adversaires qui semblent ne rien pouvoir faire, pourrait bien n’avoir d’autre objectif que d’esquisser la résurrection…

Le verset 16 plante le décor de  manière assez naturelle : Jésus est chez lui[1], il est donc connu, il va à la synagogue « selon son habitude », et il se propose pour faire la lecture. On peut par contre se poser la question de savoir si le choix du passage est lui aussi naturel, imposé par l’ordre liturgique, ou le résultat du choix de Jésus : la manière de parler de Luc est ambiguë.

Quoi qu’il en soit, il s’agit donc d’un passage du prophète Isaïe (61,1-2) que Luc est seul à invoquer sous cette forme complète parmi les évangélistes ; on peut néanmoins penser que le même texte sous-tend d’autres passages, tel Lc 7,22 et //. Cette forme complète intègre la proclamation d’une année de grâce, thème qui n’apparaît qu’ici dans le NT. Cette année de grâce ou année jubilaire, qui correspond de fait à une large libération (des captifs, mais aussi des dettes), n’intervenait que tous les 50 ans (cf. Lv 25,10s), et il n’est pas sûr qu’elle ait jamais eue une réalité historique : autrement dit, elle est de soi une réalité plénière, un accomplissement. Quand Jésus proclame qu’une telle écriture est accomplie, il ne peut que provoquer bouleversement et interrogations : il n’est d’autre garantie à cet accomplissement que la venue de Jésus et sa parole.

Cette première partie de notre texte correspond de fait à ce que fut la première partie de la vie de Jésus en Galilée : une approbation très vite distante, interrogative. On sait que la deuxième partie fut une montée vers la croix, et donc un rejet : c’est précisément ce qui va se passer dans la deuxième partie de notre texte. Tout part d’un dicton que Luc est seul à évoquer, et qu’il présente sous le nom de parabole : « Médecin, guéris-toi toi-même ». Mais, comme on l’a déjà fait remarquer, ce dicton n’a de sens que si Jésus était déjà passé à Capharnaüm, y avait fait des miracles, et était ensuite venu à Nazareth.

Quoi qu’il en soit, Jésus se montre donc impuissant. Ou plutôt il semble qu’il le soit, puisque la dite impuissance n’est pas mentionnée par Luc, ni même sa raison d’être pour les deux autres évangélistes synoptiques, le manque de foi. Il est à nouveau clair qu’en voulant situer les choses à Nazareth, en y ramenant en particulier la controverse, Luc bouscule son récit et lui donne une certaine incohérence.

Pour notre évangéliste, Jésus serait pris à partie simplement pour des propos évoquant le thème d’un Dieu tourné vers les païens. On sait en effet qu’il s’agit là d’une thématique chère à Luc, développée tout au long des Actes des Apôtres, et elle correspond plus ou moins à un apophtegme de Jésus, attesté dans la tradition synoptique comme chez Jean et qui doit donc avoir une certaine authenticité, selon lequel « aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie ». Il semble donc que Luc, connaissant l’apophtegme en question, ait voulu l’intégrer dans le discours programmatique.

Le sommaire de 4,31-32

31 Et il partit pour la ville de Capharnaüm de Galilée, et il les enseignant pendant les sabbats. 32 Et ils s’étonnaient de son enseignement, parce que sa parole était avec autorité.

On l’a dit plus haut, ces versets constituent une reprise, attestée par les thèmes du sabbat, et de l’étonnement, ils jouent un rôle de suture en permettant de rejoindre Capharnaüm qui fut le cadre très probable de l’altercation évoquée juste auparavant.

Apparaît en outre le thème de l’autorité que l’on retrouve un peu chez Matthieu, mais surtout chez Marc. Si l’on s’intéresse à l’emploi du mot chez nos trois évangélistes, on voit qu’il n’est pas si répandu, mais que nos évangélistes ont en commun deux choses : en premier lieu, comme c’est le cas dans notre passage, un reconnaissance de l’autorité de la parole de Jésus (cf. Mt 7,29 ; Mc 1,21.27), différente de celle des scribes, et une controverse sur ce thème au moment de la Passion : « Dis-nous par quelle autorité tu fais cela, ou quel est celui qui t’a donné cette autorité ? » (Lc 20,2 ; Mt 21,23 ; Mc 11,28). Dans ce deuxième cas, l’autorité serait celle d’un « faire », sans que le faire en question ne soit précisé.

Si l’on s’en tenait à ces versets, l’autorité de Jésus serait ni plus ni moins celle d’un prophète, ce qu’elle fut certainement aux yeux de beaucoup. Mais son rapport à Dieu s’exerce aussi dans sa manière d’être en lien avec lui, et tout spécialement pour tout ce qui concerne la remise des péchés : là, le prophète est clairement dépassé, et l’autorité bien différente.


[1] Jean évoque Capharnaüm, Matthieu et Marc simplement « sa patrie », Luc est seul à parler de Nazareth. Il semble bien que la proposition de Jean soit la bonne : au verset 23, le texte de Luc évoque Capharnaüm et les hauts faits de Jésus en cet endroit où il ne va pourtant qu’aux versets 31-32 ; et ces mêmes versets, qui évoquent à nouveau une prédication dans une synagogue déclenchant l’étonnement des auditeurs, se présentent comme un doublet et font mettre en doute l’épisode précédent à Nazareth.

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