Deux frères, deux décès, deux prédications

Alors que nous célébrions le samedi 15 mai à la Cathédrale, les obsèques de notre cher frère Rémy Bergeret, voilà que nous apprenions le décès du frère Jacques Martin, 88 ans, qui devait nous rejoindre : la célébration des obsèques de ce dernier a eu lieu ce samedi 22 mai dans notre église, pleine pour la circonstance. Deux frères très différents, dont chacun a fortement marqué son entourage à Montpellier.

Et deux prédications pour les obsèques, évidemment très différentes elles aussi dans la forme, mais toutes deux chaleureuses et décrivant bien les personnalités de nos deux frères. L’ensemble constitue un billet un peu long, qui parlera surtout à ceux qui ont connu ces frères, comme ce fut mon cas, mais il me semblait normal de faire écho à la vie de l’un et l’autre, d’autant plus que les prédications sont de grande qualité.

Le frère Jean-Michel Maldamé évoque la figure du frère Rémy :

Chers amis, mes sœurs et mes frères,
Dans mon cœur, il y a des pleurs. Ce sentiment étant partagé par beaucoup d’entre vous, j’évoquerai des étapes de la vie de Rémy Bergeret – en toute simplicité et de manière toute personnelle.

La première fois que j’ai rencontré Rémy ce fut à Montpellier. Il était novice. Lorsque je faisais visiter la bibliothèque qui est de plain-pied avec la tribune de l’église, alors que nous étions penchés sur des livres, l’orgue a retenti. Rémy l’avait vu ; il était allé vers lui et fait quelques accords. L’instrument, alors inachevé, a donné de la voix. En rupture avec le silence coutumier, c’était pour moi comme la trace musicale du passage d’un ange – oui ! un ange au sens premier du terme : un messager de Dieu.

Puis le chapitre provincial m’a demandé de quitter Montpellier pour participer à la formation des frères à Toulouse où Rémy achevait son temps de formation théologique. Dans une situation lourdement grevée de carences et d’illusions, l’espérance était là avec Rémy et les frères dont le projet de vie était clair, sérieux et lucide : être frère prêcheur, messager de l’Évangile. Rémy partit pour les études théologiques complémentaires à Strasbourg. Pour son mémoire de fin d’études, il hésitait entre l’étude des mystiques rhénans et la question du rapport entre science et foi. Comme il n’était pas germaniste, je l’ai encouragé à prendre la deuxième voie. Il a pris comme sujet de mémoire l’Affaire Galilée mettant en œuvre les richesses de sa formation d’ingénieur des mines.

C’est alors que fut fondé le « Groupe Albert le Grand » constitué de frères des provinces francophones intéressés par les questions théologiques liées aux sciences de la nature. Dans ce groupe, pendant plus de trente ans, Rémy a joué un rôle d’animateur, par son enthousiasme et sa rigueur – là encore c’était pour être messager de l’Évangile ; le propos étant de faire des sciences de la nature une source de vie et, au-delà de l’utile, ouvrir un espace où Dieu se donne à voir dans son œuvre, un Dieu de vérité, celle qui fait vivre. Une fidélité dans le combat de la foi qui s’annonçait difficile puisqu’au terme de ces études, Rémy fut envoyé à Marseille.

Là encore, j’étais de tout cœur avec lui – puisque j’avais œuvré à la restructuration de l’implantation dominicaine à Marseille, après les déchirures des années 70 et que j’en connaissais la difficulté. Je lui ai dit qu’il était comme l’alpiniste qui veut gravir « la face nord de l’Eiger ». Les décisions du chapitre provincial se mettaient en œuvre dans les douleurs de l’enfantement. Rémy fut un des piliers de la reprise de la vie conventuelle et du rayonnement apostolique. Il fallait de l’héroïsme. Il s’y usa généreusement et sa santé fut ébranlée.

Revenu à Toulouse, il était dans la nuit. Je me souviens de cette nuit avec lui dans le cloitre du couvent. Rémy était enroulé dans sa chape noire ; effondré et sans parole. J’étais avec lui sans rien d’autre à offrir que du silence et de la présence. Il accepta d’être soigné et il sortit de cette détresse et, là encore, je me souviens du moment où, dans le parc de la clinique, nous avons regardé la lumière dans les arbres illuminés par le soleil du printemps et je voyais de la lumière dans son regard. Plus encore. De cette plongée dans l’abime, Rémy sortit grandi. Il savait le prix de la vie dans sa fragilité. Libéré de toute suffisance, son cœur voyait plus profond et plus juste que ce qui s’apprend dans les livres. Habité par la lumière qui vient de la bonté, il était messager et témoin de la résurrection.

Rémy prit ma suite à l’aumônerie des étudiants (« Chrétiens en Grande Ecole ») ; le voyant vivre, j’admirai la manière dont il le faisait. Voici un signe : quelle que soit l’heure (tardive, voire matinale) à laquelle il rentrait de ses rencontres avec les élèves ingénieurs, le matin il était présent à l’office de Laudes précédé par le temps de l’oraison. S’il n’avait pas scruté en érudit les arcanes de la pensée des mystiques à l’école de Maître Eckhart, il vivait la radicalité de ses exigences dans cette prière personnelle. Comme un ange de silence et de prière, Rémy portait dans son cœur le monde étudiant qui lui était confié. Sa générosité s’est élargie et il a assumé la charge de l’animation de ce que les Frères de Toulouse appellent « paroisse ». Tout le monde l’aimait en raison de sa grande bonté – Chez lui, jamais rien de dogmatique ni d’autoritaire, toujours le primat donné à l’Évangile dont il était le messager !

Rémy savait qu’un frère prêcheur est un homme de réflexion et de pensée. Il a entrepris de faire un doctorat en prenant pour sujet de thèse les relations entre science et foi chez Jean-Paul II. Elle était en cours de rédaction quand il a été envoyé à l’île de la Réunion. S’il l’a conduit à son terme, son travail n’a pas pu avoir l’ampleur espérée. J’évoque ce fait parce que, dans la générosité de son cœur, Rémy n’eut ni amertume, ni rancune. Il eut une reconnaissance : invité à une session plénière de l’Académie Pontificale des Sciences, comme « auditeur », il rencontra le pape Jean-Paul II. Au cours de la session, j’ai admiré sa manière d’être témoin avisé et éclairé de la fécondité de la relation entre science et foi, et cela en dialogue avec cet aréopage de scientifiques. Une autre reconnaissance de sa démarche est advenue avec son élection à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier. Si le mot « ange » rime avec le mot « patience », la fidélité de Rémy à sa vocation de messager de l’Évangile est exemplaire.

Après avoir assumé pendant neuf ans la responsabilité de la communauté fondée à la Réunion, de retour en Métropole, Rémy devint un des piliers du couvent de Montpellier. Là encore, il fallait reconstruire après l’épreuve. Il a fait beaucoup pour que la paix revienne. Par sa générosité et le respect de tous, l’espérance est revenue et la sérénité retrouvée a permis le rayonnement conventuel – habité par le souffle de l’Évangile – comme les grandes ailes multicolores peintes par Fra Angelico.

Oui ! Je laisse parler mon cœur. Tout ce que je dis est sujet d’admiration et de reconnaissance. Et pourtant, mon cœur est dans les pleurs. Pourquoi le dire maintenant ? Je veux seulement exprimer ce que vivent beaucoup parmi vous et leur dire qu’ils ne sont pas seuls dans le suspens du temps dû au départ de Rémy, notre frère au cœur d’or. »

Le frère Denis Bissuel évoque la figure du frère Jacques Martin :

Nous étions assis par terre, un peu tassés les uns sur les autres, dans une chambre d’étudiants ou une salle de cours, ouverte à tous, et nous parlions… de Dieu ! Pas d’un Dieu lointain et désincarné, mais d’un Dieu vivant, le Dieu de Jésus-Christ mort et ressuscité, présent au milieu de nous. Ce n’était pas une évidence, il fallait réfléchir, cheminer, ouvrir notre intelligence et notre cœur, être à l’écoute. C’était à l’Ecole d’Agro de Montpellier, pas très loin d’ici, au début des années 70 ; Jacques en était l’aumônier, un mot qu’il n’aimait pas et n’utilisait jamais.

Jacques, le frère Jacques, nous accompagnait, il nous guidait dans l’élan de notre jeunesse. Nous étions passionnés quand il nous parlait, parfois même fascinés, ce qui n’était pas sans risque. Sa grande intelligence et sa culture nous impressionnaient. Il savait trouver les mots, il avait un langage accessible, contemporain, dépoussiéré, pour nous faire découvrir et aimer Jésus-Christ, et l’Evangile. Le ton nous était donné.

Nombreuses sont les personnes qui ont été marquées profondément par la prédication et l’amitié de notre frère Jacques, par son art de nous écouter et de nous parler et de nous faire parler, ici et ailleurs. Beaucoup ont pu retrouver la foi, un certain nombre sont devenus croyants et pratiquants – c’était sa plus grande joie-, et certains même dominicains.

Pendant des années Jacques s’est impliqué à fond dans la vie de ce couvent, il en a été le prieur, il voulait une prédication communautaire de l’Evangile, dans une église ouverte qui rassemble un peuple avide d’explorer le Mystère chrétien, curieux d’en découvrir l’impact sur les événements et les situations, selon sa propre expression, avec le souci constant d’une liturgie qui y corresponde. Par sa forte personnalité et son charisme, Jacques a marqué de son empreinte, et pendant plusieurs décennies, l’histoire et le rayonnement du couvent de Montpellier, qu’il n’a jamais quitté. Il se livrait peu, il était entier, très exigeant pour lui et pour les autres ; il pouvait être dur, tranchant, clivant dirait-on aujourd’hui, sans guère de souplesse ni de concessions sur les orientations qui avaient été prises.

Le temps passant, le visage de la communauté changea, les aspirations et les sensibilités aussi, il y eut des incompréhensions, des remises en cause, des oppositions parfois violentes, frontales, bref la crise ! et notre frère se trouvait être un peu dans l’œil du cyclone. Il en fut bien sûr très éprouvé, comme d’autres d’ailleurs. C’est alors qu’il quitta les murs du couvent pour habiter un petit logement mis à sa disposition par des amis.

Jacques sut rester cependant d’une fidélité exemplaire, fidélité en amitié, et fidélité au Seigneur. Il priait, lisait beaucoup, travaillait sans relâche, continuant autant que faire se peut à annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, car telle était bien sa vocation.
Il a lui-même choisi l’évangile que nous venons d’entendre, un choix qui ne m’étonne pas. Cet évangile nous parle du Christ ressuscité, vivant, qui se rend mystérieusement présent à ses disciples en les rejoignant sur la route. Ces disciples ressassent, comme nous, toute cette histoire qui les travaille, ce Jésus de Nazareth, prophète puissant, condamné à mort et crucifié, que quelques femmes affirment vivant. Jésus vient se faire leur compagnon de route, il ouvre leur cœur à l’intelligence des Ecritures et se fait reconnaître à la fraction du pain, et disparaît à leur regard.

Quelle scène étonnante ! Jésus dit sa présence en se retirant, en nous laissant la place et en nous laissant un signe, fort, paradoxal : une brisure, une cassure, la fraction du pain partagé et donné en nourriture pour la Vie du monde. C’est là que se dévoile à nos yeux le mystère de l’Amour de Dieu pour nous.

On aurait peut-être aimé en savoir davantage, savoir ce que Jésus a dit quand il a interprété pour eux les Ecritures. Mais l’évangéliste Luc n’a pas jugé nécessaire de nous rapporter cette exégèse magistrale, qui nous aurait pourtant bien rendu service ; c’est un travail qui revient à l’Eglise, c’est-à-dire à nous. Cet évangile nous dit qu’il revient à la communauté des chrétiens de se nourrir sans cesse de la Parole de Dieu, de chercher toujours et encore à la comprendre dans le souffle de l’Esprit, et de tirer inlassablement de la lettre des Ecritures de quoi répondre aux attentes et aux désirs des hommes.
Notre frère Jacques y a consacré toute sa vie. Il nous a aidés à y voir un peu plus clair, à être des compagnons du Christ, porteurs de la Bonne Nouvelle.

Nous voulons aujourd’hui prier pour lui, le confier à la miséricorde de Dieu. La mort est une rupture définitive, une séparation brutale et douloureuse ; c’est un frère, un ami que nous perdons. Pourtant nous pouvons rendre grâce. Ce que nous célébrons dans la foi c’est la Pâque du Christ, sa mort et sa résurrection. Ressuscité d’entre les morts, le Christ est vivant à jamais. Et, rajoute encore l’apôtre Paul dans sa lettre aux Romains, si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Telle est notre espérance et telle est notre foi.
Amen. »

Une réponse à “Deux frères, deux décès, deux prédications”

  1. De quoi donner des regrets de ne pas avoir connu « l’ange » Rémy Bergeret.
    Quel beau portrait !
    J’ai, en revanche, fort bien connu Jacques Martin, animateur de notre groupe.

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