Face à l’estrangement, la prière

Il ne semble pas y avoir de mot qui traduise exactement estrangement : en anglais, il évoque le processus qui conduit à devenir étranger, le phénomène inévitable de la distanciation. Étrangisation ?? Quel vilain mot ! En tout cas, pas étranglement, même si ce processus est parfois vécu comme tel. Distance qui s’instaure inéluctablement entre des amis, entre des membres d’une même famille lorsqu’une distance, voulue ou subie, ou souvent, de manière plus neutre, accueillie, s’est instaurée entre eux : distance physique, distance éthique, distance spirituelle, souvent un peu de tout.

Dans son livre à succès, Candide en Terre Sainte, notre ami Régis Debray, qui a le goût de la formule et touche souvent juste, dit de cette Terre Sainte et plus spécialement de Jérusalem : « Les clés du Royaume sont devenues le royaume des clés ». Il évoque ici le fait que les communautés religieuses de différentes confessions, et parfois à l’intérieur d’une même confession, sont devenues, « étrangement », distantes et fermées les uns aux autres. Toutes situées à quelques mètres les unes des autres, et pourtant si lointaines les unes par rapport aux autres. Ce qui montre d’ailleurs que l’éloignement physique, s’il peut jouer un rôle, n’est pas le moteur de cet estrangement.

Ce qui, à mes yeux, provoque cette distanciation au sein des communautés que j’évoque c’est une certaine perte de préoccupations communes. Si toutes avaient pour seul souci, dans ce cas précis, l’annonce de Jésus-Christ et le développement du Royaume de Dieu, et beaucoup d’entre elles se trouvent encore dans ce cas, il existerait bien un passage de l’une à l’autre, un terrain d’entente (y compris au sens originel de ce mot). Mais il est si facile, si fréquent, si normal peut-être que chacune s’intéresse d’abord à elle, à sa vie, à sa survie, que les clés du passage deviennent introuvables.

Ce qui est vrai pour ces communautés religieuses l’est aussi pour bien d’autres communautés, familiales, amicales, spirituelles. Si l’on ne prend pas le temps de cultiver l’espace et les thèmes de la communion, alors celle-ci s’étiole. Ce n’est pas toujours là une chose anormale, et encore moins coupable : les « missionnaires » qui, au bout de quelques années, reviennent dans leur pays d’origine s’y retrouvent souvent comme des étrangers. Leurs familles, leurs amis, leurs relations ont continué de travailler leurs jardins, ou en ont défriché d’autres, et eux ont fait de même dans le pays où ils ont été envoyés : faudrait-il blâmer quelqu’un parce que la vie continue ? Certainement pas.

Maintenant, si l’on pense important et souhaitable d’éviter que cet estrangement soit définitif, il faut que chacun investisse, d’une manière ou d’une autre, le seul « espace » commun qui résiste au temps : celui de la prière auprès de Jésus-Christ. C’est lui et lui seul qui peut maintenir la communion par-delà les distances, la différence des préoccupations ou des attentes : à leur manière, tous les ermites en sont les témoins.

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