Ils sont nombreux ceux qui s’interrogent sur les tenants et aboutissants de la vie de frère prêcheur, nombreux aussi à me demander ce que furent mon appel et mes raisons pour entrer chez les Dominicains : ma réponse fut longtemps sibylline, « parce que le Seigneur l’a voulu ainsi ». Depuis des années pourtant, je suis plus explicite, en précisant bien que chaque vocation est particulière, que les appels de Dieu passent par de multiples canaux, et que ce que j’en ai connu, avec le côté extraordinaire que je vais relater, n’est en rien lié à quelque mérite personnel, mais à la grâce de Dieu.
Nous sommes donc en septembre 1974, après que j’ai terminé en juin mon école de commerce (HEC), fait un stage d’un mois à l’UAP (aujourd’hui AXA) en juillet, pris quelques vacances en août. Je me promène du côté de la gare saint-Lazare et croise dans la rue, hasard ou providence comme on voudra, une vieille amie qui m’invite à la retrouver quelques jours après pour dîner au restaurant. Nous nous retrouvons donc et, sur la fin de notre repas, elle me fait comprendre qu’elle vit depuis quelques mois des moments intenses auprès de la communauté de l’Emmanuel, vieille d’un an à peu près à l’époque : et elle me convainc de venir l’y rejoindre une fois par semaine, en soirée, dans la crypte de l’église Saint-Sulpice.
Le Renouveau Charismatique, comme l’on dit, autrement dit les rencontres et mouvements de prière spontanée, sont alors en plein essor, et je fais donc connaissance, non sans quelque appréhension : mais l’accueil est chaleureux, la prière vraie et profonde, aucun débordement à signaler. Le groupe de prière est encore assez modeste, deux cents personnes peut-être, et je fais très vite la connaissance des principaux animateurs, en particulier de Pierre Goursat dont le procès en béatification est actuellement en cours. Je deviens l’un des fidèles piliers de ces rencontres hebdomadaires.
Dans le même temps, ma quête d’un travail professionnel se poursuit, sans trop de résultats. Nous sommes au moment du choc pétrolier, et en outre, une grande grève des Postes contrarie mes recherches, Internet n’étant pas encore né. Plusieurs entretiens sans suite. L’un d’eux m’a marqué : attiré par les questions de communication, désireux de voyager, je postule en effet à la revue La Vie, dont je rencontre successivement le directeur, un ancien d’HEC encore, puis le président-fondateur, Georges Hourdin, une personnalité exceptionnelle qui vient alors de sortir un livre évoquant les grandes étapes de sa vie, Dieu en liberté. Mais là non plus, pas de succès.
Mon père s’étonne, pense que je ne fais pas le nécessaire, mais je ressens plutôt déjà, sans comprendre, comme une volonté invisible qui contrarie mes projets humains. Je m’en ouvre donc à mes amis de l’Emmanuel, et il est décidé que, vers la fin novembre, « on priera pour moi » : autrement dit, on fera une prière spéciale à mon intention en m’imposant les mains. Ce qui fut fait, sans que rien ne change sur le moment : mais j’avais confié mon avenir au Seigneur Jésus, c’était l’essentiel.
Le week-end du 7-8 décembre 1974, la communauté organise une retraite à la porte de Gentilly : j’y participe bien sûr, avec tous mes amis. La retraite est prêchée par un jésuite dont je n’ai jamais oublié l’un des enseignements : « nul ne peut faire face à Satan que Jésus seul » ; j’ai plusieurs fois commenté cet enseignement ces derniers temps, en particulier dans mon tout récent ouvrage Combat. Dans le domaine spirituel, rien n’est jamais perdu !
Belle et marquante prière commune du samedi soir, mais mon temps n’est pas encore venu. Il va venir très vite, et avec grande force, quand je ne l’attends pas lors de la messe du dimanche matin : il est 11 h 15, la messe a commencé, et subitement, à mon oreille droite, une voix murmure « Entre chez les Dominicains ». Il faut savoir que, si j’avais plusieurs fois pensé à devenir prêtre, je ne connaissais pratiquement rien de la vie religieuse, et j’oserais dire moins encore de la vie dominicaine : je savais seulement que l’un des concélébrants sur l’estrade faisait partie de cet ordre religieux, mais rien de plus. Chacun peut comprendre ma stupéfaction, tout intérieure bien sûr puisque nulle voix humaine autour de moi n’était à l’origine de cette injonction.
Stupéfait donc, mais très lucide en même temps, je m’interroge : « je n’ai pourtant pas rêvé, qu’est-ce que cela ? » Un peu comme les Hébreux voyant la manne autour d’eux dans le désert : « qu’est-ce que c’est ? Man hu ? ». Je me dis alors qu’il me faudrait une confirmation, double si possible à la manière dont Gédéon a fait face à l’appel de Dieu dans le livre des Juges (6,36-40). Voici le texte qui fera mieux comprendre : « Gédéon dit à Dieu : « Si vraiment tu veux délivrer Israël par ma main, comme tu l’as dit, voici que j’étends sur l’aire une toison de laine : s’il y a de la rosée seulement sur la toison et que le sol reste sec, alors je saurai que tu délivreras Israël par ma main, comme tu l’as dit. » Et il en fut ainsi. Gédéon se leva le lendemain de bon matin, il pressa la toison et, de la toison, il exprima la rosée, une pleine coupe d’eau. Gédéon dit encore à Dieu : « Ne t’irrite pas contre moi si je parle encore une fois. Permets que je fasse une dernière fois l’épreuve de la toison : qu’il n’y ait de sec que la seule toison et qu’il y ait de la rosée sur tout le sol ! » Et Dieu fit ainsi en cette nuit-là. La toison seule resta sèche et il y eut de la rosée sur tout le sol ».
Pour moi, ni toison ni rosée, mais un souvenir qui me revient subitement : à l’âge de 7 ans, alors que je me trouvais en classe de 9e au collège Saint-Érembert de Saint-Germain en Laye, nous avions eu la visite d’un évêque africain pour clore une sorte de semaine missionnaire. Il s’agissait de Mgr Zoungrana, évêque de Ouagadougou, qui devait devenir cardinal plus tard. Il avait célébré une messe et, au moment de l’élévation, eh ! oui, déjà, une pensée subite m’était venue à l’esprit : « un jour, je ferai la même chose ! ». Alors, ce 8 décembre 1974, je repense à cela alors que l’élévation va précisément avoir lieu, et… elle me fait fondre en larmes. C’est tout simple, et le premier test est passé.
Il reste le deuxième qui va venir vers la fin de la célébration. Après la communion, les « prophètes » de l’assemblée s’expriment, et l’un d’eux dit : « Réjouis-toi, réjouis-toi, aujourd’hui tu es avec moi en Paradis ». Comme je me disais alors que la vie dominicaine devait être paradisiaque, puisqu’il m’était demandé de la rejoindre, je prends spontanément cette annonce pour moi et y vois, sans aucun doute, le deuxième signe demandé. Je le fais savoir au « prophète », au moment même où une autre personne, prenant cette même annonce pour elle, explique que sa sœur tout récemment décédée devait donc être entrée dans la paix de Dieu : « une chose que Dieu a dite, deux que j’ai entendues » (Psaume 61).
Tout est donc maintenant clair, je dois rentrer chez les Dominicains. Sauf que je ne sais absolument rien d’eux. Aussi, la messe terminée, je demande à mes plus proches amis de me rejoindre et je leur explique tant bien que mal ce que je viens de vivre en leur demandant de m’éclairer. Deux éléments m’en sont restés en mémoire : on me dit d’abord qu’il s’agit d’un ordre religieux international, dont la mission est la prédication, et je retrouve un peu de ce que j’avais cherché en postulant à la revue La Vie ; on me dit ensuite qu’il existe une forte tradition de prière à Marie dans cet Ordre (je découvrirais plus tard toutes les activités liées à la prière du Rosaire) et il se trouve que nous sommes le 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception.
Oui, le doute n’est plus permis, c’est bien là que le Seigneur m’attend. Je suis en paix, ma quête d’un travail a abouti, mais je ne sais toujours pas précisément comment la mener à bien.
Le lendemain, lundi 9 décembre donc, j’annonce à mes parents la nouvelle qui leur tombe dessus comme elle vient de le faire aussi pour moi : ils sont croyants, me font confiance, mais n’en sont pas moins très bousculés. Je suis de mon côté « sur un petit nuage », conduit pas à pas dans les trois jours qui vont suivre. Je vais préciser ma quête en me rendant à Paris dans un couvent dominicain, celui du Faubourg Saint-Honoré : j’y rencontre un frère qui m’invite à en retrouver un autre, au couvent Saint-Jacques (en fait, à Istina pour ceux qui connaissent). Il s’agit justement du concélébrant dominicain de la veille, le frère Albert-Marie de Monléon, qui deviendra plus tard évêque de Pamiers, puis de Meaux, mais qui, pour l’heure, est surtout connu pour sa proximité avec les milieux charismatiques. Au cours de notre entretien, il m’invite à prendre contact avec la communauté de Toulouse : c’est à ce moment-là le seul lieu de noviciat en France, et nous serons plusieurs par la suite à venir y frapper alors que nous sommes parisiens.
Le mercredi 11 au soir, rendez-vous a été pris pour ma venue au couvent quelques jours après Noël : le « petit nuage » disparaît. Tout est-il terminé ? Pas tout à fait, il me reste encore un autre signe à relater. Fin janvier 1975, alors que le maître des novices, le frère Jean-René Bouchet, m’a invité depuis mon arrivée à garder un pied dans le couvent et un autre au-dehors, en prenant un travail salarié temporaire, aucune piste ne se dessine, une nouvelle fois : quand je me présente pour un poste, on me propose toujours, compte tenu de mon diplôme, un plan de carrière dont je ne veux évidemment pas.
Je suis un peu découragé et m’exprime sur ce sujet à table un soir : et voilà que le frère Pierre-Ceslas Courtès me parle d’une connaissance, à la tête d’un magasin de gros pour des produits alimentaires, les Ets Escoulan frères, aujourd’hui disparus. Je me présente à la personne indiquée : elle me fait savoir que je tombe à pic parce qu’elle a besoin, pour trois mois, de remplacer une personne du service de comptabilité. L’affaire est faite : je vais rester trois mois dans cette entreprise, jusqu’au 31 mai 1975, sans que personne ne soit au courant de ma situation sinon le directeur qui m’a embauché – mais pas même celui qui vient me chercher et me reconduire chaque jour au couvent et qui ne sait pas ce qu’est ce grand bâtiment devant lequel il s’arrête –. L’annonce en sera faite à mes collègues de travail quelques jours avant l’événement, et certains d’entre eux assisteront à la prise d’habit au couvent.
C’était il y a un peu plus de quarante ans : je n’avais donc pas rêvé ce 8 décembre 1974, et je rends grâce à Dieu chaque jour depuis pour le magnifique cadeau qui m’a été fait ce jour-là.
4 Mars 2016
P. S. Ce récit a désormais pris place dans un livre consacré autobiographique : Je suis né plusieurs fois dans ma vie, Paris, Books on Demand, 2020, 14€ (ebook : 9,49€)..
pouvoir imaginer que Dieu,qu’un Dieu puisse s’adresser à vous, choisi dans un certain milieu où on est un peu entre soi( HEC prenez vous la peine de préciser ) et non pas à tout ces gens qui sont dans le malheur en France ou ds d’autres parties du monde n’est ce pas de votre part une immense immodestie et que penser de ce Dieu qui agirait de la sorte… pour moi ce ne peut pas être le Dieu que je prie
Cher Monsieur,
Votre commentaire m’attriste profondément : je ne revendique rien, je n’ai rien choisi, je n’ai rien imaginé non plus, sinon la vocation n’aurait pas tenu au long des 43 années passées. J’ai purement et simplement été l’objet d’une grâce qui, comme son nom l’indique, est gratuite ! Et j’en témoigne, au nom de cette gratuité qui, du coup, peut toucher tout le monde, et touche de fait, j’en suis le témoin, beaucoup de monde.
Pourquoi moi, je n’ai pas de réponse. Reportez-vous aux textes bibliques, aux choix que Dieu fait dans l’Ancien Testament, à ceux de Jésus dans le Nouveau Testament, voyez comment les personnes appelées sont surprises, et le mot est faible. Surpris, je le fus moi aussi, je le dis.
Le Dieu que je prie est un Dieu de grâce, c’est précisément le Dieu de la révélation biblique.
Quel magnifique témoignage ! Merci de ce partage. Soyez béni d’avoir répondu à l’appel de Dieu en ce jour de fête de l’Immaculée Conception, c’est une si belle vocation de donner sa vie pour le salut des âmes.
Cher Hervé,
Merci pour cette magnifique histoire, et aventure que tu m’avais racontée.
M. Biau, j’entends tout à fait ce que vous dites : mais cependant, heureusement que Dieu parle aux HEC. L’Écriture n’annonce pas la facilité à ceux qui sont riches, en particulier de leurs dons. Pas de polémique, sincèrement, juste un peu de tristesse à vous lire…
Beaucoup de nos dirigeants auraient bien besoin d’ouvrir leurs oreilles pour entendre Jésus, ce qui est d’ailleurs souvent rappelé dans les intentions de prières.
Je me suis souvent posé la question de la « matérialité » de Dieu, c’est à dire le fait que Dieu puisse interagir concrètement dans nos vies de simples croyants, pauvres, riches, … Si Jésus est venu sur terre, qu’il a été cloué sur une croix, on ne peut plus matériellement, alors il est forcément au milieu de nous ? Chacun peut alors être appelé sans distinction ?
Je profite de ce petit mot pour te remercier, Hervé, pour tout ce que tu as offert aux fidèles pendant toutes ces années, et tout ce qui reste à vivre ensemble.
Je me fais d’autorité porte-parole : reçois toute notre amitié après ces 43 années chez les dominicains…
MERCi Hervé pour ce récit si personnel et émouvant
Gloire à Dieu !
Je peux voir quelques parallèles avec la vocation de Samuel que l’on vient d’étudier en maison de l’alliance.
MERCi Marie aussi !!!!
Youpi!
Toute histoire est une histoire sacrée … Merci pour ce récit raconté. Que le sacré claironne ou murmure à nos sens éveillés !
Merci pour ce si beau et touchant témoignage !
Puissions-nous, chacun, nous mettre à son écoute ! Arrêter nos bavardage dans la prière et nous mettre à Son écoute …!
Merci Frère Hervé pour ce partage !