Dans mon tout dernier billet, j’ai choisi d’ajouter un Post-Scriptum assez critique de la nouvelle convention consistant à ne plus parler, au moins à Lourdes, de « malades », mais de « pèlerins en accueil » tant il est vrai que ces accueils reçoivent de plus en plus de personnes qui ne se reconnaissent pas dans le qualificatif de « malades ». En fait, ce substantif rebute de plus en plus, comme beaucoup d’autres substantifs : aujourd’hui, pour prendre un exemple, on parle de moins en moins de mort, mais plutôt de disparition. Pour ma part, quitte à me trouver isolé, j’estime qu’il faut autant que possible garder le terme « malades », même s’il faut tenir en même temps qu’aucune personne ne se réduit à sa maladie, laquelle peut en outre n’être que temporaire. Quand j’écris « autant que possible », je pense aussi à la situation particulière des handicapés qu’il est impossible de considérer comme des malades à vie : sont-ils pour autant de simples pèlerins parmi ceux de Lourdes, je ne le pense pas non plus…
Le cas de Lourdes est quelque peu emblématique car la réputation et la spécificité de ce lieu de pèlerinage se sont justement bâties sur l’accueil de « malades » et non pas seulement de pèlerins. Que les responsables d’accueils, pour des raisons économiques évidentes suite à la raréfaction des malades, accueillent dans leurs centres des pèlerins de tous types, dont certains ne veulent aucunement être considérés comme malades, je les comprends, et je comprends en conséquence qu’ils préfèrent que l’on remplace « malades » par « pèlerins en accueils ». Cela correspond de plus en plus à une réalité, mais on y perd la spécificité de Lourdes et de ses nombreux pèlerinages (1), dont celui du Rosaire, qui sont attachés à la cité mariale pour la cause des « malades ». Et je préférerais que l’on donne une extension plus large au terme « malade » (je suis moi-même « malade de mon péché ») plutôt que d’en perdre l’usage.
Au-delà ce ce cas précis, ma méfiance est toujours aussi forte par rapport à ce que le grand journaliste israélien, Gideon Lévy, appelait le « blanchiment des mots » auquel je faisais allusion dans un billet écrit en 2009 intitulé « mots doux et pardon« . Changer les mots peut être nécessaire en fonction de l’évolution de nos sociétés et de leur vocabulaire, mais il semble que ce soit aussi trop souvent le moyen d’esquiver certains situations définies par des mots propres, parfois violents, parfois désuets mais portant leur poids de tradition : je pense au terme amour qui tend malheureusement à remplacer trop souvent celui de charité, par exemple dans les traductions de 1 Co 13. Je veux bien que l’on parle de « techniciens de surface » ou de « capilliculteurs » pour revaloriser le travail des femmes de chambre ou des coiffeurs, dans la mesure où je ne pense pas qu’il soit là question d’esquive. En revanche, parler de disparition plutôt que de mort comme je l’évoquais plus haut n’a rien d’innocent : Jésus n’est pas ressuscité des « disparus », mais bien des morts. Des morts qui meurent souvent à l’écart, loin de tout soutien, car la mort devenue indicible est souvent insupportable pour les vivants alors qu’elle n’est qu’une marche sur une unique vie (commentaire de Tanguy dans la vidéo ci-dessous).
Je ne peux oublier que, dans le livre de la Genèse, Dieu demande à l’homme de l’aider à nommer les choses et les personnes, en particulier celle qui devient Ève (Gn 2,19.23), et que pour cette raison précise, le poète Pierre Emmanuel (que j’entendis de son vivant déclamer un oratorio) appelait l’homme un « nommeur ». Ce travail de nommer avec justesse et à propos, est un travail essentiel de création qui distingue et éloigne le « mal de la confusion » : si l’homme ne nomme plus ou mal, par peur du terme qu’il va choisir, la création ne s’en porte pas mieux mais plus mal.
Sur la question douloureuse de la mort, quel bonheur que le magnifique documentaire d’une heure produit par KTO et disponible sur Youtube, dans lequel la mort est clairement nommée par les soignants, les accompagnateurs, les malades en fin de vie et leurs familles : loin d’être lugubre, nous avons là un documentaire émouvant et très tonique qui dit à tout instant la beauté de la vie.
(1) Ce qu’en marketing, on appellerait « effet de niche » et qui assure la popularité d’un produit.