Frères et sœurs, il n’est peut-être pas de maxime plus commentée et interprétée que celle que nous venons d’entendre dans la bouche de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Souvent, nous la comprenons comme nous invitant à séparer le monde de César et celui de Dieu, dans le respect d’un « chacun chez soi », mais je doute beaucoup d’une telle interprétation pour au moins deux raisons.
La première est qu’elle donnerait raison aux Pharisiens qui lui posent la question, et qui, comme leur nom l’indique, à savoir les Séparés, souhaitent justement délimiter les champs pour dresser une barrière autour de la Torah et préserver le monde de Dieu. Cette interprétation « classique » signerait en fait l’accord de Jésus avec les Pharisiens et ne saurait expliquer leur antagonisme. La deuxième raison est qu’elle laisserait les chrétiens à l’écart du monde, sans aucune réponse face à ceux qui aujourd’hui encore s’étonnent qu’ils puissent avoir un avis, et surtout le donner, quant à la marche du monde : non, la petite phrase de Jésus ne peut vouloir dire « restez dans vos sacristies ». Il faut donc comprendre notre fameuse maxime autrement.
Pour nous guider, je vais faire écho à la remarque de certains exégètes qui constatent tout simplement qu’en invitant les Pharisiens à lui montrer une pièce, dont l’évangile prend soin de préciser qu’elle est « la monnaie de l’impôt », Jésus montre à ces mêmes Pharisiens qu’ils sont loin de répondre à leur exigence de séparation : en fait, Jésus prend les Pharisiens à leur propre piège, ce mot qui est prononcé au début du récit, il leur montre qu’eux ont déjà répondu à la question. Nous le comprenons tous, la séparation recherchée était impossible à l’époque, sauf à vivre sur une île déserte, et elle l’est encore aujourd’hui : le monde de César et le monde de Dieu sont liés.
Encore faut-il préciser comment et je ne vois pas d’autre possibilité que de considérer que l’un est au service de l’autre. Je ne parle pas de soumission, notez-le bien, je parle de service. Et je rejoins ainsi la première lecture dans laquelle le roi Cyrus, tout roi qu’il est, est présenté comme au service de Dieu et de son règne, qu’il le sache ou non. Les paroles du prophète Isaïe sont on ne peut plus claires : « Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre : hors moi, pas de Dieu. Je t’ai rendu puissant, alors que tu ne me connaissais pas, pour que l’on sache, de l’orient à l’occident, qu’il n’y a rien en dehors de moi. Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre ».
Voilà le vrai sens de la maxime, et c’est ainsi que l’ont comprise et vécue ces grandes figures de sainteté dans l’Église qu’ont été un saint Dominique, un saint François, une sainte Thérésa de Calcutta : cherchez d’abord le Royaume de Dieu et tout le reste vous sera donné en plus. Loin de déserter le monde de César, ces grandes figures y ont travaillé en l’orientant sans cesse vers le monde de Dieu. Et elles continuent de le faire par leurs exemples, leurs écrits, leurs prières.
Aujourd’hui, l’évangile ne nous invite donc pas à prendre la tangente, mais à prendre le relais, autrement dit à travailler à notre tour dans le monde, à notre échelle, selon notre mesure, pour qu’il ne reste rien qui ne soit orienté vers Dieu. Et ceci même si nous travaillons pour César : il existe en effet bien des manières de travailler pour César, par exemple dans la solidarité, la compassion, tout en travaillant pour Dieu. Mais attention, César est très exigeant, et surtout très exclusif. Il va proposer mille tentations à ceux qui travaillent chez lui pour les accaparer : à titre d’exemple, je pense aux mirages de la technologie qui nous font passer trois heures devant un écran quand nous aurions pu en passer au moins la moitié en prière ou dans le service de nos frères.
Frères et sœurs, le secret de notre action et de notre éventuelle résistance, je le trouve dans un autre propos de saint Paul qui me semble être un très bon commentaire de la maxime divine : « tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1 Co 3,23).