Si l’on faisait aujourd’hui un « radio-trottoir » au sujet de l’Ascension, en demandant aux interlocuteurs ce que représente cette fête pour eux, sans doute beaucoup d’entre eux la verraient comme l’occasion d’un pont ! Pour d’autres, qui ne feraient que se fonder sur le mot, comme un ascenseur rapide pour le ciel que Jésus aurait emprunté… Mais pour un chrétien qui s’appuie sur les textes bibliques ?
Celui-ci devra noter que l’Ascension est d’abord et avant tout une affaire lucanienne proposée dans une version courte à la fin de l’évangile (24,50-52) et reprise dans une version longue au début des Actes des Apôtres (1,6-11) : certes, l’évangéliste Marc s’en fait l’écho (Mc 16,19), mais brièvement et dans une finale de son évangile que certains commentateurs peinent à lui attribuer. Non, le « chantre » de l’Ascension est saint Luc, qui la met en scène comme une pièce de théâtre : du coup, il paraît difficile de déterminer ce qui est vraiment à l’origine de cette pièce.
Le verset 3 du premier chapitre des Actes va nous éclairer : « Jésus s’était présenté vivant après sa passion ; pendant quarante jours, il leur était apparu et les avait entretenus du Royaume de Dieu ». Quand on sait la valeur symbolique du chiffre quarante dans la Bible, une durée si précise pour les apparitions pascales ne manque pas d’interroger, et la précision de Luc apparaît plus théologique qu’historique : l’Ascension vient clore le cycle des apparitions pascales, après que Jésus a instruit ses disciples au sujet du Royaume de Dieu (Ac 1,3), clé thématique des Actes. Dès lors, si les apparitions pascales ont eu un commencement, après la passion, elles ont eu aussi une fin, elles furent une préparation en vue de l’accueil de l’Esprit-Saint et des temps nouveaux qui allaient en résulter.
Cette dimension théologique va se manifester de plusieurs autres manières. D’abord, quelques versets plus loin, lors du remplacement de Judas : pour faire partie des Douze, auxquels Luc réserve le titre d’Apôtres (Lc 6,13), son successeur devra avoir été présent auprès de Jésus « jusqu’au jour où il fut enlevé » (1,22). Et cette dimension explique aussi que Luc ne donne pas habituellement, sauf en Ac 14,4.14, où il dépend très probablement de ses sources, le titre d’apôtre à Paul, alors que celui-ci le revendique systématiquement au début de ses lettres.
Mais elle ressort encore de l’arrière-plan très probable de l’Ascension, à savoir la montée vers le ciel du prophète Élie en 2 R 2. Celui-ci a promis à son successeur, Élisée, une double part de son esprit à condition que ce dernier le voit pendant son élévation vers le ciel (v. 10), comprenons son ascension : c’est effectivement ce qui se réalise. On comprend parfaitement alors que les apôtres se trouvent dans une situation analogue sur le mont des Oliviers et l’importance pour eux d’avoir « les yeux fixés au ciel pendant que Jésus s’en allait » (Ac 1,10). Il semble donc difficile de s’appuyer sur nos textes pour situer dans le temps l’Ascension : chez saint Jean, le don de l’Esprit est d’ailleurs concomitant des apparitions (20,19-23).
Comme on le sait, il est impossible de représenter la résurrection en elle-même. Si saint Jean choisit de l’évoquer indirectement, par exemple dans l’apparition à Marie-Madeleine, dans un jardin qui ne peut qu’évoquer l’Éden du livre de la Genèse (20,11-18), Luc met en scène l’Ascension qui lui permet de déployer les virtualités contenues dans la résurrection de Jésus : la montée au ciel marque symboliquement chez lui la fin d’une période et le début d’une autre, le passage du temps de l’instruction par Jésus au temps de l’instruction par l’Esprit. Tout le reste appartient à la mise en scène, mais d’une mise en scène si réussie, si évocatrice qu’elle a largement inspiré les grands peintres : ne serait-ce que pour cela, merci à saint Luc.
P. S. Pour en savoir plus sur l’Ascension, et l’oeuvre de Luc, je vous renvoie à mes deux livres sur les Actes, présentés dans la rubrique Mes publications.