Matthieu 9,14-38 |
Commentaire |
14 Alors les disciples de Jean vinrent le trouver, et lui dirent : » Pourquoi, tandis que les Pharisiens et nous, nous jeûnons souvent, vos disciples ne jeûnent-ils pas ? » 15 Jésus leur répondit : » Les amis de l’époux peuvent-ils s’attrister pendant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. 16 Personne ne met une pièce d’étoffe neuve à un vieux vêtement ; car elle emporte quelque chose du vêtement, et la déchirure en est pire. 17 On ne met pas non plus du vin nouveau dans des outres vieilles ; autrement, les outres se rompent, le vin se répand et les outres sont perdues. Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous les deux se conservent. » 18 Comme il leur parlait ainsi, un chef de la synagogue entra, et se prosternant devant lui, il lui dit : » Ma fille vient de mourir ; mais venez, imposez votre main sur elle, et elle vivra. » 19 Jésus se leva et le suivit avec ses disciples. 20 Et voilà qu’une femme, affligée d’un flux de sang depuis douze années, s’approcha par derrière et toucha la houppe de son manteau. 21 Car elle disait en elle-même : » Si je touche seulement son manteau, je serai guérie. » 22 Jésus se retourna, et la voyant, il lui dit : » Ayez confiance, ma fille, votre foi vous a guérie. » Et cette femme fut guérie à l’heure même. 23 Lorsque Jésus fut arrivé à la maison du chef de la synagogue, voyant les joueurs de flûte et une foule qui faisait grand bruit, il leur dit : 24 » Retirez-vous ; car la jeune fille n’est pas morte, mais elle dort » ; et ils se riaient de lui. 25 Lorsqu’on eut fait sortir cette foule, il entra, prit la main de la jeune fille, et elle se leva. 26 Et le bruit s’en répandit dans tout le pays. 27 Comme Jésus poursuivait sa route, deux aveugles se mirent à le suivre, en disant à haute voix : » Fils de David, ayez pitié de nous. » 28 Lorsqu’il fut entré dans la maison, les aveugles s’approchèrent de lui, et Jésus leur dit : » Croyez-vous que je puisse faire cela ? » Ils lui dirent : » Oui, Seigneur. » 29 Alors il toucha leurs yeux en disant : » Qu’il vous soit fait selon votre foi. » 30 Aussitôt leurs yeux furent ouverts, et Jésus leur dit d’un ton sévère : » Prenez garde que personne ne le sache. » 31 Mais, s’en étant allés, ils publièrent ses louanges dans tout le pays. 32 Après leur départ, on lui présenta un homme muet, possédé du démon. 33 Le démon ayant été chassé, le muet parla, et la multitude, saisie d’admiration, disait : » Jamais rien de semblable ne s’est vu en Israël. » 34 Mais les Pharisiens disaient : » C’est par le prince des démons qu’il chasse les démons. » 35 Et Jésus parcourait toutes les villes et les bourgades, enseignant dans les synagogues, prêchant l’Évangile du royaume, et guérissant toute maladie et toute infirmité. 36 Or, en voyant cette multitude d’hommes, il fut ému de compassion pour eux, parce qu’ils étaient harassés et abattus, comme des brebis sans pasteur. 37 Alors il dit à ses disciples : » La moisson est grande, mais les ouvriers sont en petit nombre. 38 Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson. « |
Et voici le temps des contestations. A vrai dire, elles ont commencé un peu auparavant dans ce chapitre 9, témoin le verset 3 : « Aussitôt quelques Scribes dirent en eux-mêmes : « Cet homme blasphème. ».Mais l’hostilité va crescendo dans nos versets : simple interrogation au verset 14 des disciples de Jean, puis rires moqueurs de la foule au verset 24, complicité diabolique selon les Pharisiens au verset 34 ! Les disciples de Jean, dont Jésus fut vraisemblablement au début de son ministère public, notent un déphasage : Jésus semble se distancier du jeûne qu’il a donc probablement pratiqué quand il était avec Jean-Baptiste. Comment comprendre cette nouvelle attitude ? La réponse est claire : les temps sont nouveaux (adjectif qui revient à plusieurs reprises). En prenant ses distances avec Jean, Jésus marque justement l’irruption d’un temps nouveau : d’ailleurs, chez Luc, Jean-Baptiste est clairement assimilé dans les premiers chapitres de l’évangile à l’Ancien Testament. Et à temps nouveau (pièce d’étoffe ou vin), esprit nouveau. Vient alors un chef de synagogue dans un épisode qui semble doubler, ou plutôt compléter, l’épisode du centurion rencontré dans le chapitre 8 verset 5s. L’épisode est présent chez Marc et Luc, y compris avec l’interruption provoquée par la femme hémorroïsse, mais avec des variantes (Marc et Luc donnent par exemple le nom du chef, un certain Jaïre), dont une importante : la mort de la fille du chef de synagogue nous est annoncée non pas au début de l’épisode, mais en chemin par des serviteurs. Et le chef de synagogue est alors invité à la foi, que Matthieu ne mentionne même pas même si elle est évidemment présente. En revanche, cette présentation des choses chez les autres évangélistes est très proche de celle concernant le serviteur du centurion dont il fut question plus haut chez Matthieu. Les évangélistes nous donnent tous le sentiment que Jésus met quelque temps pour arriver chez le chef de synagogue qui devait habiter près de cet édifice. A la vérité, si Jésus se trouve à Capharnaüm, voire dans la maison de Pierre, ce qui est possible sinon probable, nous savons que la ville est modeste et que la synagogue (A sur le plan) se trouve très proche de cette maison (B sur le plan). Il ne s’agit donc pas de gérer une route, mais un emploi du temps. Et l’on comprend mieux que cet emploi du temps soit, chez Marc et Luc comme chez Matthieu, troublé par le geste de la femme hémorroïsse : il devait y avoir du monde sur un espace assez réduit. Ce geste a une allure magique : en premier lieu parce que Matthieu, beaucoup plus sobre que Marc et Luc, ne rapporte aucun échange préalable à la guérison ; ensuite parce la femme ne demande rien à Jésus, si bien que la guérison semble se produire malgré Jésus, comme par exception, du simple fait du toucher. Il ne l’est pas comme en témoigne le propos intérieur de la femme, et l’observation de Jésus qui s’ensuit. En fait, cette femme est impure, et il lui était difficile, compte tenu des usages de l’époque, de s’approcher de Jésus autrement que par effraction ! Et c’est bien sûr, comme les évangélistes le signaleront dans d’autres épisodes, la pureté de Jésus qui l’emporte sur l’impureté prétendue de la femme. Retour sur la fille du chef de synagogue, et Matthieu se trouve à nouveau moins prolixe que Marc et Luc qui rapportent le compagnonnage de Pierre, Jacques et Jean, ainsi qu’une invitation adressée à l’enfant pour qu’elle se lève ou s’éveille : le verbe utilisé chez les trois évangélistes pour constater (Matthieu) ou commander (Marc et Luc) la guérison est celui de la résurrection. Ainsi, ce n’est plus seulement l’impureté qui perd son pouvoir, mais la mort elle-même. Et les guérisons se multiplient à un rythme élevé : deux aveugles, dans « la » maison, sans doute celle de Pierre ; un muet, du fait d’une possession ; et beaucoup d’autres, non précisées. La rencontre avec les aveugles est paisible, pleine de foi : est-ce pour cette raison que l’évangéliste en propose une autre mouture, se situant à Jéricho, en Mt 20,29-34 ? Il existe pourtant une différence notable : au chapitre 20, il n’est plus fait mention d’une consigne de silence, et les aveugles deviennent disciples. Les temps ont changé, le secret et la discrétion ne sont plus de mise. La guérison du muet est très brièvement rapportée, mais on remarque qu’elle donne prétexte chez Matthieu aux Pharisiens pour s’indigner : le fait est ici simplement noté par Matthieu, parce qu’il le reprendra et le développera en Mt 12,24-30, dans un passage qui a ses parallèles en Marc et Luc. Mais alors, on peut se demander pourquoi l’avoir mentionné ici ? Peut-être justement pour marquer le début des contestations. Les versets suivants, 35-38, ressemblent d’ailleurs aux « résumés » dont l’évangéliste Luc est familier. Ils servent à la fois de conclusion et de préparation. De fait, avec le chapitre 10, les disciples ne sont plus seulement « avec Jésus », pour reprendre une formule marcienne (Mc 3,13-14), mais ils vont au-devant de lui : la mission se déploie dans la mesure où la moisson est abondante.
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