La miséricorde du Père

Conférence donnée à l’église saint Bernadette de Montpellier le jeudi 17 mars 2016

Chers amis,

Pour lancer son « année de la miséricorde », le pape François a publié ce que l’on appelle, pardonnez-moi le jargon, une « bulle d’indiction », autrement dit tout à la fois d’annonce et de détermination d’une période. Cette bulle commence par les deux phrases suivantes : « Jésus-Christ est le visage de la miséricorde du Père. Le mystère de la foi chrétienne est là tout entier ». Je ne vais pas vous cacher que, pour le bibliste que je suis, ces paroles ont quelque chose d’intrigant parce qu’elles laissent entendre que cette miséricorde divine commence en quelque sorte avec l’avènement de Jésus-Christ, lorsque Dieu se manifeste comme Père, comme s’il n’y avait rien eu avant : en fait, la miséricorde de Dieu atteint bien son sommet en Jésus-Christ, mais l’Ancien Testament l’a largement préparée. Mais en outre, elle a une suite après Jésus-Christ, suite dont nous sommes les acteurs.

C’est cela que je voudrais rappeler, si bien que mon exposé aura trois temps : la miséricorde de Dieu préparée dans l’Ancien Testament, manifestée en Jésus-Christ, mise en œuvre sous des formes particulières qui nous sont accessibles.

Mais avant toutes choses, quelques mots au sujet du terme miséricorde : comme vous pouvez le deviner, c’est un composé fait des termes latins misère ou peine et cœur. La miséricorde n’est pas la pitié, en particulier sous sa forme condescendante : elle part de l’émotion que suscite une situation ou une personne, et elle conduit celui qui éprouve cette émotion à prendre sa part de la peine que génère cette situation ou cette personne. En hébreu comme en grec, s’ajoute une idée complémentaire : la miséricorde est ce qui prend aux entrailles, ce qui bouleverse profondément. La miséricorde est très proche de la compassion, qui suppose que l’on souffre avec et que l’on cherche donc à soulager en prenant sur soi la peine de l’autre ou d’une situation.

 

La miséricorde de Dieu dans l’Ancien Testament

 

Lorsqu’à Jérusalem, j’écoutais il y a longtemps le frère Pierre Leenhardt qui nous formait dans les traditions juives, j’entendais ceci : « ce ne sont pas les thématiques, les manières de voir ou toute autre chose qui sépare les chrétiens des Juifs, c’est uniquement Jésus mort et ressuscité ». Voilà une vérité que je n’ai cessé d’éprouver, et qui vous explique pourquoi la thématique de la miséricorde divine n’est pas une spécificité du Nouveau Testament, mais qu’elle est déjà bien présente dans l’Ancien Testament.

Il est possible que vous ayez dans vos têtes une représentation d’un Dieu guerrier, Dieu des armées, Dieu vengeur et punisseur, et ce n’est pas une idée fausse : elle est bien présente dans l’Ancien Testament, par exemple dans le livre du Deutéronome (5,9 : « moi le Seigneur, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punis la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me haïssent ») ou dans les psaumes (94,1 : « Dieu des vengeances, Seigneur, Dieu des vengeances parais »), elle sa raison d’être car la justice exige souvent de punir, mais elle n’est pas la seule manière de présenter Dieu, ni la plus importante.

Dieu est là aussi Dieu de miséricorde et les exemples abondent. Ainsi, dans la suite du texte du Deutéronome que je viens de citer, donc au verset 10 : « je suis le Dieu qui fait grâce à des milliers, pour ceux qui m’aiment et gardent mes commandements » ; ou encore 2 R 13,22 : « Hazaël, roi d’Aram, avait opprimé les Israélites pendant toute la vie de Joachaz. Mais le Seigneur leur fit grâce et les prit en pitié. Il se tourna vers eux à cause de l’alliance qu’il avait conclue avec Abraham, Isaac et Jacob; il ne voulut pas les anéantir », et bien sûr, aussi, les psaumes : « qui se fie en Yahvé, la grâce l’entoure » (32,10).

Tout ceci est fort compréhensible : si Dieu est un Dieu de justice, il ne peut pas être que châtiment parce que tous ne le méritent pas ; mais inversement, si Dieu est un Dieu de miséricorde, il ne peut pas tout accepter et en particulier l’injustice.

Il reste que notre Dieu, il faut bien le comprendre, est d’abord un Dieu de miséricorde, et cela depuis les origines. Je n’ai pas le temps ce soir de relire le fameux texte du péché d’Adam et Ève au paradis, mais notez bien qu’après le péché, on parle souvent de l’expulsion du paradis : c’est vrai, le texte nous dit que Dieu chassa Adam et Ève, mais en fait, par le péché, ceux-ci avaient déjà quitté ce paradis. Et Dieu ne s’en fait pas une raison, il cherche Adam, il cherche l’homme, il le cherchera toujours : « Adam, où es-tu ? ». Et c’est pourquoi il envoie ses prophètes, ses porte-paroles, sans jamais se lasser.

Alors, c’est vrai, la manifestation la plus haute de cette miséricorde, comme nous le dit le pape François, c’est Jésus lui-même : « elle atteint son sommet en Jésus de Nazareth ». Ce que je vais tenter d’éclairer maintenant.

 

La miséricorde manifestée en Jésus-Christ

 

Je vous ai parlé tout à l’heure des prophètes comme de porte-paroles : c’est en effet la traduction la plus exacte du terme grec. Et cela implique que la parole n’est pas la leur, ou alors, reproche classique, ce sont des faux-prophètes, qui ne font que dire leurs propres paroles, lesquelles ne s’accomplissent pas : voir par exemple les reproches de Jérémie à Hananya au chapitre 28 du livre de Jérémie.

Depuis qu’au Paradis Adam et Ève se sont éloignés du commandement de Dieu, et donc plus généralement de sa parole, une distance s’est créée entre la parole de Dieu et l’homme : mais celle-ci n’existe pas chez le vrai prophète, tant qu’il prophétise au nom de Dieu. En revanche, s’il s’éloigne de cette parole, il n’est plus alors qu’un homme parmi d’autres : voyez par exemple l’histoire du prophète Jonas.

La volonté de Dieu est donc de combler cette distance, et vous comprenez alors pourquoi Jésus est son chef d’œuvre : en lui, le verbe de Dieu, la parole de Dieu, il n’y a plus de distance entre l’homme et la parole de Dieu. Et celle-ci s’accomplit toujours, comme le montrent les nombreuses guérisons réalisées par Jésus, par exemple le malade de la piscine de Béthesda : « Jésus lui dit: « Lève-toi, prends ton grabat et marche. » Et aussitôt, l’homme fut guéri » (Jn 5,8-9).

Et de la même manière, si Dieu est miséricorde, alors Jésus l’est aussi, pleinement. Et il le manifeste, en particulier dans les guérisons comme on vient de le voir, mais pas seulement : dans les guérisons intérieures, le pardon des péchés, la générosité infinie, l’amour sans limites etc. Nous en avons là encore de multiples exemples, mais je voudrais insister sur deux d’entre eux, le pardon et la générosité.

En général, et je vais peut-être vous surprendre, Jésus ne pardonne pas, je veux dire en parole et directement : il se fait l’écho du pardon de Dieu, il affirme que Dieu a pardonné ou pardonne. Voyez par exemple Mt 9,2, devant un paralytique : « Aie confiance, mon enfant, tes péchés sont pardonnés » ; ou Lc 7,47, devant une pécheresse notoire : « Ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour ». Reste que ces affirmations de Jésus surprennent ou même scandalisent parce qu’elles laissent entendre que Jésus a prise sur Dieu, le seul qui puisse pardonner. Et qui ait prise sur la miséricorde de Dieu.

Quant à la générosité, je devrais même dire la surabondance, qui est déjà au cœur du pardon, elle affleure ou se manifeste en de nombreuses rencontres, ou dans des paraboles comme celle des ouvriers de la 11e heure (Mt 20) : vous vous souvenez, les ouvriers venus à la vigne à la 11e heure, autrement dit vers 17 h, au moment où le soleil se couche et où il n’est plus possible de faire quoi que ce soit, reçoivent le même salaire que ceux venus « au point du jour ». Injuste ? Apparemment, oui. Et pourtant non : car, comme le souligne Jésus, tous reçoivent le salaire convenu ; en outre, les premiers arrivés à la vigne se sont trouvés auprès du maître, autrement dit de Dieu, et ils ne pouvaient s’en plaindre. La situation évoquée ici est très proche de celle du Fils prodigue face au fils aîné.

Dans la parabole de la 11e heure, le maître dit aux ouvriers (v. 14-15) : « Il me plaît de donner à ce dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de disposer de mes biens comme il me plaît ? ». Mais ce n’est pas d’abord une question d’autorité ni d’arbitraire : en fait, le maître donne plus à celui qui en a le plus besoin, celui qui est resté le plus longtemps sur le carreau, et tous les parents de la terre font habituellement de même avec leurs enfants. Le pardon est un acte du même genre, qui consiste à donner par-dessus, à redonner sans rien enlever sinon la faute.

Oui, la miséricorde de Dieu se trouve à son sommet en Jésus-Christ parce qu’il la manifeste pleinement. Et en particulier, ne l’oublions pas, sur la croix. Parfois, de quelqu’un qui est puni, on dit « il l’a bien mérité » : ce n’est pas toujours vrai, mais admettons que ce le soit en général. Pour ce qui concerne le supplice de la croix, Jésus ne l’a en rien mérité : ni par ses actes extérieurs, tous marqués par la miséricorde, ni par quelque faute intérieure. La lettre aux Hébreux, en son chapitre 4, le dit clairement : « il était sans péché ». Cette croix, Jésus l’a donc reçue et acceptée, sans autre raison que son amour, sa miséricorde pour les hommes : il a pris sur lui le péché des hommes, y compris cette souffrance gratuite qui accable ceux qui n’ont pas de péchés ! Ainsi, « il a vaincu la mort » et, en cela, a fait aux hommes par miséricorde le plus beau des cadeaux, renversant l’antique malédiction d’Adam : « Car, la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ » (1 Co 15,21-22).

 

La miséricorde mise en œuvre

 

Si le Christ a vécu et manifesté sa miséricorde pour nous, il nous reste à le vivre à notre tour pour les autres. Pour le dire avec les mots de saint Paul : « le Dieu de toute consolation, qui nous console dans toute notre tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit » (2 Co 1,3-5). Nous sommes les collaborateurs de Dieu, mais comment mettre en œuvre à notre tour cette miséricorde qui dit Dieu et son fils Jésus mieux que toute autre action ?

 

Le pardon

 

Nous le disons dans le Notre Père : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés » L’exacte portée de ce « comme » est très discutée parce qu’il laisse entendre que Dieu s’aligne sur le pardon que nous donnons, qui est toujours limité, et plusieurs versions proposent « de telle sorte que nous pardonnions aussi » : il faut sans doute garder l’ambiguïté et noter que le pardon que nous donnons et le pardon que Dieu donne sont étroitement liés.

À quoi il faut ajouter que le pardon n’a pas de limites, tout comme celui de Dieu : « combien de fois devrai-je pardonner ? Jusqu’à sept fois ? Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix-sept fois » (Mt 18,21-22).

Cette nécessité du pardon, jamais facile mais pourtant indispensable, ne s’impose pas seulement pour des raisons spirituelles. Quelqu’un interrogeait un jour une personne emprisonnée et torturée en lui demandant : « Avez-vous pardonné vos bourreaux ?  Et comment le pourrais-je avec ce qu’ils m’ont fait ? Alors, vous êtes toujours prisonnier d’eux ».

 

Le don

 

Le don n’a plus très bonne presse aujourd’hui, et l’on préfère parler de partage. Il est en effet assimilé à ce qu’on appelle, tout à fait à tort, la charité (« faire la charité »), et il évoque une supériorité de celui qui donne, et souvent un mépris pour celui qui reçoit. Dans le Nouveau Testament, il est un partage, comme l’évoque saint Paul à propos d’une collecte organisée pour les frères de Jérusalem : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité, selon qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien » (2 Co 8,13-15).

Mais il est aussi beaucoup plus qu’un partage égalitaire : dans la parabole des ouvriers de la 11e heure ou celle du fils prodigue, Jésus donne plus aux uns qu’aux autres. Ce n’est plus ce que l’on appelle de la « justice distributive », mais de la « justice salvifique » : le surplus donné change complètement la situation et permet à celui qui reçoit « de s’en sortir ». On ne peut ni ne doit jamais mesurer l’amour parce qu’alors il n’est plus de l’amour, et c’est pourquoi Dieu donne sans compter, d’une mesure débordante et invite ses disciples à faire de même : « Donnez, et l’on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu’on versera dans votre sein ; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour » (Lc 6,38).

Là encore, comme pour le pardon, rien de facile tant nous craignons de perdre, tant nous avons peur du manque… Mais le geste, une fois accompli, comble le donateur comme le receveur.

 

Prendre sur soi

 

Et je voudrais terminer cette présentation, très incomplète, de ce qui est à notre portée en évoquant le fait de prendre sur soi : je ne parle pas ici de prendre sur soi le malheur des autres, encore que cela soit très recommandable, mais de ne pas répondre au mal par le mal, d’éviter ce que j’appelle la pratique du ping-pong. Pardon pour les pongistes, alors je vais parler de réponse symétrique : c’est celle de la loi du talion, œil pour œil et dent pour dent, et elle fut en son temps un progrès incontestable. Mais une telle symétrie n’apporte rien de neuf, elle ne fait pas avancer l’échange. Relisez l’évangile de la rencontre entre Jésus et la Samaritaine, en St Jean au chapitre 4 : Jésus pose des questions, pour lesquelles il a plus ou moins de réponses, la Samaritaine s’attend à une nouvelle question en lien avec la précédente, mais le lien est lâche, Jésus ne cesse d’opérer des déplacements… Et finalement, la Samaritaine vient à la foi.

Opérer ces déplacements, c’est permettre à l’interlocuteur de trouver une place pour lui, ce qui n’est jamais le cas quand on répond en symétrie. Éviter de répondre du tac au tac, en particulier à une prise à partie ou une injure par une autre prise à partie ou une autre injure, c’est « prendre sur soi », c’est ouvrir un espace nouveau.

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