La vocation de Saul et ses suites

Voilà sans doute l’un des chapitres les plus connus des Actes des Apôtres. Luc a jugé cette vocation si importante qu’il en livre trois récits : celui de ce chapitre, et ceux des chapitres 22 et 26. On ne compte plus les travaux portant sur ces trois récits, l’un des pionniers et des plus accessibles dans le genre étant celui de Lohfink[1] : il s’agit en général de montrer que ces trois récits ne se contredisent pas, mais se complètent, compte tenu d’un auditoire et d’une manière de raconter différents.

Dans un premier temps, je me propose d’analyser pour lui-même ce récit du chapitre 9, avant d’apporter quelques éléments de comparaison avec les deux autres récits, puis de lire la fin du chapitre.

 

A.   Ac 9,1-22

 

La structure du récit semble pouvoir se déduire de la situation du ou des acteurs par rapport à Damas :

  • dans les versets 1-2, il s’agit de la présentation d’un projet devant se réaliser à Damas
  • dans les versets 3-9, le rédacteur évoque l’approche de Damas (v. 3) jusqu’à l’entrée à Damas (v. 8)
  • les versets 10-19a évoquent ce qui se passe à Damas, Paul jouant un rôle relativement passif
  • les versets 19b-22 évoquent ensuite l’activité de Paul à Damas jusqu’à son départ dont il sera question à partir du verset 23.

Reprenons ces différentes étapes.

Le projet de Saul

Le rédacteur a déjà présenté Saul au début du chapitre 8, et le verset 1 est un rappel de ce qui a déjà été dit (noter le « toujours »). On a dit que Luc grossissait le trait : « menaces et carnages » d’une part, autorité du grand-prêtre sur Damas d’autre part, pour mieux camper le personnage et faire ressortir le miracle divin.

Pourtant, dans les textes cités plus haut, Paul se dit bien lui-même « persécuteur de l’Église » : lui aussi a pu avoir des raisons de grossir le trait, mais il reste qu’il voit là une tache importante sur sa vie, et que cela doit résulter de la violence qu’il a pu manifester. Pour ce qui concerne l’autorité du grand-prêtre, Witherington rappelle d’abord que le texte ne dit rien d’un droit légal, mais évoque simplement des lettres de recommandation, et en outre que ce droit a pu exister si l’on se réfère à Josèphe, Ant. 14,192-195, qui évoquerait des droits accordés aux Juifs et aux grands-prêtres, même s’ils ne formaient plus un était souverain ou indépendant. Il semble que  la référence en question ne dise rien de tel, à moins qu’elle ne soit erronée :

« Caïus Julius César, général en chef, grand pontife, dictateur pour la seconde fois, aux magistrats, au Conseil et au peuple de Sidon, salut. Si vous allez bien, à merveille ; moi et l’armée sommes en bonne santé. Je vous envoie, pour la placer dans vos archives publiques, la copie du décret gravé sur une table (de bronze), concernant Hyrcan, fils d’Alexandre, grand-prêtre et ethnarque des Juifs. Je veux qu’il soit inscrit, en grec et en latin, sur une table de bronze. Le voici. Moi, Jules César, général en chef, grand pontife, [dictateur] pour la seconde fois, voici ce que j’ai décidé, avec l’assentiment de mon Conseil : Attendu qu’Hyrcan, fils d’Alexandre, Juif, actuellement et dans le passé, dans la paix comme dans la guerre, a toujours fait preuve à notre égard de fidélité et de zèle, comme en ont témoigné nombre de généraux : que tout récemment dans la guerre d’Alexandrie il vint, à mon secours avec quinze cents soldats, et envoyé par moi auprès de Mithridate, surpassa tous les chefs (?) en bravoure : pour ces raisons je veux qu’Hyrcan, fils d’Alexandre, et ses descendants soient ethnarques des Juifs et détiennent à perpétuité la grande-prêtrise des Juifs, suivant les coutumes de leur nation : qu’ils soient comptés, lui et ses enfants, au nombre de nos alliés et de nos amis nominativement désignés ; que lui et ses enfants conservent tous les privilèges sacerdotaux et pécuniaires établis par leurs lois nationales ; et si quelque dissentiment s’élève sur la coutume des Juifs, je veux qu’ils en soient juges. J’interdis que les troupes prennent chez eux leurs quartiers d’hiver ou qu’on exige d’eux de l’argent. »

La question n’est donc pas tranchée : laissons-la reposer. La Voie est une expression propre aux Actes : 18,25-26 ; 19,9.23 ; 22,4 ; 24,14.22, qui désigne la vie chrétienne, mais que l’on retrouve, en particulier sous sa forme absolue, à Qumrân (1 QS 9,17.18 ; 10,21 ; CD 1,13 etc.). Serait-elle est lucanienne ? En 24,14, Luc laisse entendre d’une part que Paul était attaché à cette qualification, d’autre part qu’elle était objet de controverse. Il est donc pensable qu’elle ait été une des premières manières dont les chrétiens se soient définis à l’intérieur du judaïsme, dans la ligne de Jn 14,6 (« Je suis le chemin, la vérité, la vie »), que Paul l’ait connue mais l’ait ensuite abandonnée, avant la rédaction de ses lettres. Rappelons que l’expression même Torah, en hébreu, évoque aussi l’idée d’un chemin, d’une route (cf. Ps 78,10).

 

À l’approche de Damas

 

C’est le récit de la vocation de Paul proprement dite. Il est raconté comme si le narrateur était présent, chose très improbable pour Luc : c’est donc sa vision de l’événement qu’il rapporte, à partir des informations qu’il a reçues et en fonction de la théologie qui est la sienne. Il le fait de manière très élaborée au plan littéraire, avec une double vision, celle de Paul et peu après celle d’Ananie : on retrouvera la même forme plus loin au chapitre 10 (v. 17 et 30), avec Pierre et le centurion Corneille. Ce procédé littéraire, qui souligne l’inattendu, est une manière d’affirmer que Dieu conduit les événements.

Paul tombe à terre : J. Dupont rappelle que ce fut le cas de bien des prophètes (Ez 1,28 ; 43,3 ; 44,4 ; Dn 8,17 et 10,9). C’est vrai, mais il aurait pu aussi rappeler que chez saint Jean (18,6), lors de l’arrestation de Jésus qui se présente en disant « c’est moi », ou plus exactement « je le suis », rappelant la manière dont Dieu se présente à Moïse, les soldats reculent et tombent à terre : le fait de tomber marque la majesté divine, la distance entre l’homme pécheur et Dieu.

Paul entend une voix, tout comme ses compagnons (on verra plus loin les différences avec les autres récits). Il faut sans doute se souvenir ici que, pour Luc, le temps des apparitions, et donc de la vision, est passé depuis l’Ascension. Jésus apparaît, mais on entend seulement sa voix.

Le dialogue est connu et souvent commenté. L’appellation Saoul est araméenne, et Paul dira en 26,14 que le Seigneur lui a parlé en langue biblique, et donc bien en araméen. Le reproche n’est pas de persécuter les chrétiens de Damas, mais bien Jésus lui-même : pour Luc, qui parle indirectement ici, il est donc clair que les chrétiens sont en Jésus ou Jésus dans les chrétiens. On retrouve donc une idée largement développée par Paul dans ses lettres, à travers la métaphore du Corps. Il est clair que Luc connaît ce point de la théologie paulinienne.

Les versets 6-9 représentent une sorte de variation lucanienne sur le thème de la mort et de la résurrection. Ils commencent par une injonction, « lève-toi » (gr. anistêmi), qui est sans doute une allusion à la résurrection en train de s’accomplir, se poursuivent par le rappel de la nuit du tombeau, et s’achèvent par la mention des trois jours passés dans ce tombeau sans aucune nourriture. Tout cela constitue le baptême de Paul[2]. Il va être mis en présence d’Ananie après son entrée à Damas, mais celui-ci n’a pas été présenté au lecteur : Luc va donc maintenant proposer une sorte de flash-back, montrant comment Dieu agit sur plusieurs plans en même temps pour faire aboutir son dessein.

 

À Damas avec Ananie

 

Ananie, comme Paul, est donc invité lui aussi à partir d’une vision à se déplacer : « pars ». Il le fera d’un point de vue spirituel en acceptant, non sans avoir manifesté quelque réticence, d’aller à la rencontre du persécuteur. Il est vrai qu’il avait auparavant répondu par un classique et surtout prophétique : « me voici » (cf. Ex 3,4 ; 1 Sm 3,4 ; Is 6,8 etc.). La rencontre va donc être celle d’un disciple type avec un (ex)-persécuteur type.

La mise en scène est donc déjà remarquable de ce point de vue. Elle l’est plus encore si l’on veut bien remarquer les visions imbriquées ou croisées : dans la vision, Jésus fait savoir à Ananie que Paul a lui-même la vision d’Ananie (v. 12). Mais s’agit-il bien de visions ? J’ai déjà dit plus haut combien Luc était en fait réticent à faire état de visions du Seigneur après l’Ascension. En fait, il faut constater qu’il s’agit plutôt d’un dialogue. Si Luc emploie le terme de « vision » (horama), c’est par influence vétérotestamentaire, mais la dite vision est vide de toute représentation.

Ananie reçoit mission d’imposer les mains à Paul pour qu’il recouvre la vue : geste classique en vue de la guérison (Mc 5,23 ; 6,5 etc.). Comme tout bon prophète, il est réticent : le destinataire de son geste est un persécuteur, il s’en prend « aux saints ». L’appellation surprend parce qu’elle est beaucoup plus paulinienne (1 Co 1,2 ; 6,1 ; 13,33 ; Rm 1,7 ; 8,27 etc.) que lucanienne (Ac 9,32.41 ; 26,10) : mais précisément, n’avons-nous pas ici un indice que Luc s’est informé auprès de Paul et qu’il reprend sa manière de raconter ?

Les saint sont aussi appelés « ceux qui invoquent ton nom » (cf. 9,21 ; 1 Co 1,2 etc.). Il est bien possible qu’Ac 22,16 nous donne la clé de cette appellation ; là Paul évoque à nouveau la rencontre avec Ananie, qui lui aurait dit : « purifie-toi de tes péchés en invoquant son nom ». On peut légitimement penser que le baptême s’accompagnait d’une forme de profession de foi, au cours de laquelle le nom du Seigneur était invoqué, proclamé. Ainsi s’éclairerait aussi Rm 10,13 : « quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé », dans la mesure où cette invocation caractérise le baptême.

La confirmation donnée à Ananie définit aussi la mission de Paul : porter[3] le nom du Seigneur vers les Gentils, les rois et les enfants d’Israël. Comment ne pas remarquer qu’un tel verset définit aussi l’itinéraire de Paul et en particulier de ses discours, même si l’ordre est un peu différent ? Après le fameux discours sur l’Aréopage, devant des païens, viendront les discours aux Juifs de Jérusalem (ch. 22) et au roi Agrippa (ch. 26). Ce qu’il est aussi intéressant de noter, c’est que Paul n’a pas d’exclusivité à l’égard des Gentils[4], ce qui correspond à la perspective lucanienne dans les Actes.

L’insistance du verset 16, « car moi, je vais lui montrer.. », surprend. Est-ce le point de vue de Luc ou une confidence de Paul ? Boismard-Lamouille[5] parlent « d’une influence paulinienne » dans les versets 15-16, non seulement à propos du thème « souffrir pour le nom » qui pourrait évoquer Ph 1,29-30, mais aussi sur les deux autres thèmes du vase, déjà évoqué, et de l’élection (Rm 9,11 ; 11,5.7.28 etc.).

Les derniers versets, 17-19a, rappellent l’accomplissement de la mission d’Ananie, qui va ensuite disparaître de la scène. On notera seulement que le Seigneur est maintenant devenu explicitement Jésus, que Paul recouvre la vue sans que rien ne soit dit ensuite de la présence de l’Esprit en lui : c’est peut-être la suite de l’histoire de Paul qui la manifestera.

 

L’activité de Paul à Damas

 

Les versets 19b-22 ont l’allure d’un de ces fameux résumés lucaniens, prodiguant un certain nombre de généralités. Ce qui n’interdit pas de reconnaître certaines réalités historiques telles que la titulature « fils de Dieu », qui paraît peut-être plus paulinienne que lucanienne[6]. Faut-il mettre au nombre des réalités historiques le fait que Paul ait « aussitôt » (eutheos) après son baptême commencé à prêcher Jésus dans les synagogues (de Damas) ? On sait que, dans la lettre aux Galates, Paul prétend de son côté « être allé en Arabie, puis être revenu à Damas, et, après trois ans » (Ga 1,17-18a), être monté à Jérusalem. Faut-il voir avec certains commentateurs d’incontournables contradictions ? Rien n’est moins sûr.

Paul a-t-il prêché dans les synagogues pendant tout ce temps-là ? La plupart des commentateurs le pensent, et un Murphy O’Connor ajoute que le séjour en Arabie a dû être relativement bref. Mais alors que penser des « quelques jours » évoqués par Luc au verset 19b ? Cette expression me semble typique de l’ignorance de Luc qui, s’il avait su exactement de quoi il retournait, aurait été plus précis : il ne faut donc pas faire trop de cas de cette information, surtout que le verset 22, dans sa rédaction, laisse entendre que le séjour a pu durer beaucoup plus que quelques jours.

Cette prédication touche selon Luc les synagogues d’une manière qui semble exclusive, mais ceci pourrait être confirmé par le fait qu’en Ga 1,24, il nous est dit que les églises de Judée glorifiaient Dieu au sujet de Paul.

Reste aussi la question des raisons qui ont conduit Paul à abandonner Damas, mais ce sera l’objet d’un prochain paragraphe. Auparavant, je voudrais revenir, comme annoncé, sur les autres récits de la conversion de Paul.

 

B.   Ac 22 et 26, variantes de la rencontre de Damas

 

La comparaison des trois récits est un classique, et a déjà été entreprise et présentée bien des fois : je ne vais donc pas la refaire, me contentant ici de reproduire un tableau trouvé chez Witherington.

 

Ac 9,1s (3e personne) Ac 22,1s (1ère personne) Ac 26,1s (1ère personne)

Résumé de Luc à partir d’un entretien avec Paul

En araméen/hébreu, résumé donné par Paul à Luc ?

Dit par Paul à Festus – Luc présent

Saul au grand-prêtre pour reconduire des chrétiens à Jérusalem (v. 1)

Lettres du grand-prêtre et du Conseil pour ramener les chrétiens à Jérusalem et les punir (v. 5)

Autorisation des grand-prêtres (v. 10)

Une lumière venue du ciel brille autour de lui (v. 3)

A midi, une grande lumière venue du ciel tomba sur moi (v. 6)

Au milieu du jour, une lumière céleste brillant autour de moi et de ceux qui  étaient avec moi

Tombe à terre, entend une voix (v. 4)

Tombe à terre, entend une voix (v. 7)

Tous tombent à terre, j’entendis une voix disant en hébreu (v. 14)

« Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? »

Même chose qu’Ac 9

Même chose qu’Ac 9 avec «  il est dur pour toi de regimber contre l’aiguillon »

« Qui es-tu Seigneur ? »

Idem Ac 9

« Je suis Jésus. que tu persécutes » (v. 4-5)

« Je suis Jésus de Nazareth, que.. » (v. 7-8)

Le Seigneur dit : « Je suis Jésus que tu persécutes » (v. 15)

« Relève-toi, entre dans la ville, on te dira ce que tu dois faire » (v. 6)

« Que dois-je faire Seigneur ? Relève-toi, entre à Damas. On te dira tout ce qui a été décidé pour toi » (v. 10)

« Relève-toi, tiens-toi debout. Je te suis apparu à cette fin, afin de t’établir serviteur et témoin de la vision dans laquelle tu viens de me voir et de celles où je me  montrerai encore à toi »

Les hommes se tenaient sans voix, entendant une voix mais sans voir personne (v. 7)

Les hommes virent une lumière, mais ils n’entendirent pas la voix de celui qui me parlait (v. 9)

« Pour te délivrer du peuple et des nations païennes vers lesquelles je t’envoie, pour leur ouvrir les yeux, afin qu’elles reviennent des ténèbres à la lumière » (v. 16-18)

Saul se lève. Il ne voit rien. 3 jours sans boire ni manger. Conduit par la main à Damas

Paul ne voit rien du fait de l’éclat de la lumière. Conduit par la main de ses compagnons à Damas (v. 11)

Vision d’Ananie (v. 10-16)

Ananie (pas de vision évoquée)

(v. 8-9)

Saul, mon frère, recouvre la vue

Ananie impose les mains à Saul. « Jésus m’a envoyé pour que tu recouvres la vue et sois rempli de l’Esprit-Saint » (v. 17)

« Le Dieu de nos pères t’a prédestiné à connaître sa volonté, à voir le Juste et à entendre la voix sortie de sa bouche. Car pour lui tu dois être témoin de tout ce que tu as vu et entendu » (v. 14)

Quelque chose comme des écailles tombe des yeux de Paul qui recouvre la vue et est baptisé (v. 19)

« Relève-toi, sois baptisé, et purifie-toi de tes péchés en invoquant son nom » (v. 16)

– (aucune mention d’Ananie)

Il prend de la nourriture et retrouve des forces (v. 19)

Tout ce qui précède fut une vision céleste

 

Comme prend soin de le remarquer Witherington, avant toute différence, on remarque surtout beaucoup de points d’accord : Paul, persécuteur des chrétiens, avec l’aval des grand-prêtres, est en route vers Damas quand une grande lumière le jette à terre ; il entend une voix, venue d’un certain Jésus qu’il persécute ; il se relève, entre à Damas et devient chrétien. Cet accord est conséquent.

Mais il existe bien sûr des différences, dont certaines apparaissent particulièrement significatives :

Qu’ont donc vu ou entendu les compagnons de Paul ? Pour Ac 9,7, ils ont entendu une voix, mais n’ont vu personne ; pour Ac 22,9,  ils ont vu une lumière, mais n’ont pas entendu la voix. Ces deux récits, apparemment contradictoires, et qui ne rejoignent pas non plus les affirmations de Paul en 1 Co 9,1 et 15,8, doivent être lus et compris dans le cadre de la théologie de Luc : Ac 9 affirme que les compagnons n’ont vu personne, ce qui ne nie en rien l’existence d’une lumière ; Ac 22 dit plutôt le point de vue de Paul, parle en termes de vision tout en la restreignant à… une lumière, et souligne qu’il s’agit plutôt d’un phénomène vocal dont seul Paul a bénéficié et qu’il a donc dû évoquer personnellement devant Luc. Lequel reste fidèle en tout cela à sa compréhension des apparitions post-pascales, phénomène éventuellement auditif, mais très flou au plan visuel.

La question de la présence et du rôle d’Ananie est aussi posée, puisqu’il n’en est rien dit en Ac 26. Comme beaucoup de commentateurs le notent, l’existence même d’Ananie est probable : sinon, Luc ne s’en serait pas embarrassé. S’il n’est pas évoqué dans le troisième récit, c’est pour des raisons littéraires, en particulier le destinataire et la fonction du discours de Paul : il s’agit alors de montrer comment Paul a aussitôt mis en œuvre les recommandations divines, et la mention d’Ananie n’aurait en rien aidé à cela.

 

C.   La fuite de Damas

 

Comme je le rappelais plus haut, Paul affirme en Ga 1,18 : « après trois ans, je montai à Jérusalem ». Dans ce qui paraît être une information parallèle, Luc nous dit d’abord que « Paul passa quelques jours avec les disciples à Damas » (Ac 9,19), puis qu’ « au bout d’un certain temps, les Juifs se concertèrent pour le faire périr » (Ac 9,23). Cette dernière information suggère bien que Paul est de retour à Damas, et l’information du v. 19 pourrait donc se rapporter au séjour en Arabie évoqué en Ga 1,17. En d’autres termes, Luc et Paul sont en accord, la seule étrangeté de la rédaction de Luc se situant donc dans le fait que « au bout d’un certain temps » vale en fait « trois ans » : mais c’est tout à fait dans la manière de Luc que d’être vague lorsqu’il n’a pas d’information ou lorsque cette information se trouve ailleurs.

La question qui reste à élucider n’est donc pas celle du rapport Luc/Paul, mais celle de la chronologie et de la motivation de la fuite de Damas. Luc affirme (9,23-25) qu’un complot a été ourdi contre Paul, et que celui-ci n’a eu d’autre choix que de quitter les lieux de nuit dans une corbeille descendue le long de la muraille d’enceinte. De cela, Paul ne dit rien en Galates, mais dans un passage de 2 Co 11, il paraît bien évoquer le même fait : « À Damas, l’ethnarque du roi Arétas faisait garder la ville des Damascéniens pour m’appréhender, et c’est par une fenêtre, dans un panier, qu’on me laissa glisser le long de la muraille, et ainsi j’échappai à ses mains » (v. 32-33). Ce passage se situe dans le cadre d’une apologie personnelle, non dans une relation directement chronologique ; il fait état d’une menace extérieure quand Luc évoque plutôt une menace intérieure ; mais comme il est difficile de penser que l’apôtre ait connu la même mésaventure à deux reprises dans sa vie, il nous faut donc rapprocher la fuite de Damas au bout de trois ans, et le fait qu’Arétas avait alors une quelconque autorité sur la ville et cherchait à appréhender Paul.

Nous entrons là dans une question fort débattue, pour laquelle il n’existe aucune évidence ou presque. Deux informations sont fiables, en fait deux morts : la première est celle de Tibère en 37, alors que l’empereur avait intimé l’ordre au légat de Syrie, Vitellius, d’entreprendre une répression armée contre Arétas IV, parce que ce dernier, après avoir donné sa fille en mariage à Hérode Antipas, s’était vengé de la répudiation en lui infligeant une défaite militaire ; et la deuxième est celle de ce même Arétas en 39. Selon les mots même de S. Légasse : « tout ce qu’on peut dire, c’est que Paul quitta Damas avant 39, année de la mort d’Arétas »[7].



[1]Gerhard Lohfink, La conversion de saint Paul : démonstration de la méthode récente des sciences bibliques à propos des textes (Actes 9, 1-19; 22, 2-21; 28, 9-18), vol. 11, Lire la Bible (Paris : Cerf, 1967). Aujourd’hui, d’un point de vue narratif, nous possédons aussi les analyses percutantes de Flichy, La figure de Paul dans les Actes des apôtres : un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du premier siècle.

[2] Cette perspective théologique n’exclut aucunement une certaine matérialité des faits : le jeûne provoqué de Paul, tel qu’il est évoqué au verset 9, n’apporte pas grand-chose à l’action et paraît ressortir d’une information précise détenue par l’évangéliste.

[3] « Porter », nécessairement dans un récipient donné. On peut fort bien, avec la note de la BJ en fascicules, penser à un vase, surtout qu’il s’agit là d’un des sens du nom employé (skeuoj) dans l’expression « instrument de choix », et donc trouver là une influence paulinienne dans la rédaction lucanienne : cf. 2 Co 4,7.

[4] Le discours du chapitre 22 paraît développer une perspective différente, mais elle n’est pas reprise dans le chapitre 26 : on reverra cela plus loin.

[5] Marie-Émile Boismard et Arnaud Lamouille, Les Actes des deux Apôtres. Analyses littéraires (Gabalda, 1990), p. 133.

[6] Telle est l’opinion de J. Dupont dans les notes de la BJ en fascicules, mais Luc connaît aussi cette titulature de Fils et lui donne un certain relief : Lc 1,32 (fils du Très-Haut) ; 1,35 (fils de Dieu) ; 3,22.38 (fils de Dieu) etc.

[7] Simon Légasse, Paul Apôtre (Cerf / Fides, 1991).

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