Jean-Baptiste et sa mission
En tant que précurseur, c’est Jean-Baptiste qui retient d’abord l’attention de Luc : sa mission précède et prépare celle de Jésus, elle veut donner naissance à un peuple bien disposé (1,17).
Introduction
1 En la quinzième année de l’hégémonie de Tibère César, Ponce Pilate régissant la Judée, Hérode étant tétrarque de Galilée, son frère Philippe tétrarque d’Iturie et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d’Abilène, 2 sous le pontificat d’Anne et de Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert.
3 Et il vint dans toute la région du Jourdain prêchant un baptême de repentir en vue de la rémission des péchés. 4 Comme il est écrit dans le livre des paroles d’Isaïe le prophète : « Une voix crie dans le désert. Préparez le chemin du Seigneur, faîtes droits ses sentiers. 5 Tout ravin sera rempli, toute montagne et toute colline sera abaissée (humiliée), les tortueux vers la droiture, et les chemins inégaux seront des routes planes. 6 Et toute chair verra le salut de Dieu ».
7 Il dit donc aux foules qui sortaient se faire baptiser par lui : « Engeance de vipères, qui vous a incités à fuir la colère qui vient ? 8 Portez (faîtes) donc des fruits dignes de la conversion, et ne commencez pas à dire en vous-mêmes ‘Nous avons Abraham pour père’. Car je vous dis que Dieu, de ces pierres, peut engendrer des enfants à Abraham. 9 Voici que la cognée se trouve déjà à la racine des arbres, et tout arbre ne portant pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu.
10 Et les foules l’interrogèrent en disant : « Que ferons-nous ? » 11 Répondant il leur dit : « Que celui qui a deux tuniques en donne à celui qui n’a pas, et que celui qui a de la nourriture fasse de même ». 12 Vinrent des péagers pour être baptisés et ils lui dirent : « Maître, que ferons-nous ? » 13 Et il leur dit : « Ne faîtes rien au-delà de ce qui vous est commandé ». 14 Mais les soldats l’interrogèrent en disant : « Maître, et nous que ferons-nous ? » Et il leur dit : « N’extorquez rien, n’accusez pas faussement, contentez-vous de votre solde ».
15 Alors que le peuple attendait et que tous se demandaient en leur cœur à propos de Jean s’il ne serait pas le Christ, 16 Jean répondit en disant de nouveau : « Moi, je vous baptise avec de l’eau. Vient celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier les courroies de ses sandales. Lui vous baptisera dans l’Esprit-Saint et le feu. 17 La pelle à vanner est dans sa main, pour purifier son aire et rassembler le blé dans son grenier, mais l’impur sera brûlé dans un feu inextinguible ».
18 Par beaucoup d’autres exhortations, il évangélisait le peuple. 19 Mais Hérode le tétrarque, ayant été réprouvé par lui pour Hérodiade la femme de son frère et au sujet de toutes les mauvaises choses qu’il avait faites, 20 ajouta encore celle-ci à toutes les autres en faisant mettre Jean en prison.
Les deux premiers versets sont une introduction, qui surprend par ses nombreuses informations chronologiques, au ministère de Jean-Baptiste : une seule en effet aurait pu suffire ! Dans les passages plus ou moins parallèles de Matthieu et Marc, la sobriété est de mise. S’agit-il simplement, comme le dit une note de la BJ, de lier l’histoire religieuse et l’histoire profane ?
Pour mieux comprendre, il faut se rendre compte que cette présentation historique ne concerne pas seulement l’annonce du ministère de Jean, mais aussi tout l’évangile. Certains de ses acteurs principaux, à l’exception de fait de Lysanias, sont ici présentés : on retrouvera Hérode aux chapitres 9, 13 et 23, Philippe indirectement au verset 19, Ponce Pilate aux chapitres 13 et 23, les grands prêtres, jamais nommés mais bien présents, aux chapitres 20-24. Après les deux premiers chapitres qui rapportaient des événements de l’enfance, Luc semble nous donner le contexte historique de toute l’histoire qui va suivre, les années 28-30 ; il faut dire ‘semble’ parce que, comme le montrent les références qui viennent d’être donnés, les personnages en question interviendront essentiellement pendant la Passion, et c’est plutôt elle qui s’annonce indirectement ici. On peut dire que le début de la mission nous renvoie, par le biais de l’information historique ici donnée, à sa fin.
Peut-être faut-il reconnaître une autre intention à cette introduction : les personnages évoqués ne sont pas seulement ceux qui seront en charge pendant le ministère de Jésus, mais ceux auxquels il s’affrontera en vérité. Autrement dit, Luc suggère que le combat de Jésus fut d’abord un combat contre des puissants, comme le fut déjà, en préparation, celui de Jean-Baptiste opposé à Hérode, dont il va nous parler un peu plus loin. Et ce sont ces puissants qui seraient les véritables responsables de sa mort.
La mission
La mission de Jean-Baptiste est annoncée selon les termes classiques de l’appel prophétique (cf. Os 1,1) : « la parole de Dieu fut adressée à Jean-Baptiste dans le désert ». Son contenu est exprimé un peu dans les mêmes termes qu’en Matthieu et Marc, en reprenant la citation du deuxième Isaïe, mais il y a quelques différences intéressantes à noter :
- En premier lieu, le verbe préparer, qui apparaît dans Isaïe, avait déjà été anticipé dans l’annonciation faite à Zacharie (1,17) : là, il n’était pas question de préparer un chemin, mais de préparer un peuple. C’est ce peuple dans sa diversité qui va être évoqué plus loin, dans des versets beaucoup plus détaillés que ce que l’on trouve chez Matthieu, et a fortiori chez Marc, extrêmement sobre.
- En deuxième lieu, comme il est facile de le constater, Luc va plus loin dans l’emprunt à Isaïe, jusqu’à évoquer l’universalité du salut.
Ces deux éléments, la formation d’un peuple et d’un peuple varié, universel, sont caractéristiques de la théologie de Luc et du propos de ses deux ouvrages.
Les recommandations aux foules
On l’a déjà signalé plus haut, les « foules » n’ont pas bonne presse chez Luc : les versets 7-14 nous montrent Jean-Baptiste les rudoient vigoureusement dans leur diversité. Ces versets n’ont pas peu contribué à renforcer l’image de rigueur du prophète.
Lorsqu’on s’arrête sur les propos de l’évangéliste, sur leur diversité, sur leur coloration, on a le sentiment que Luc les a mis en situation, certes, mais qu’ils reflètent quelque chose d’une réalité connue : il ne serait pas étonnant en effet que les disciples de Jean-Baptiste aient fait circuler les « bonnes phrases » du prophète. L’apostrophe « engeance de vipères » est attestée aussi chez Matthieu dans le même contexte ; les paroles sur la colère qui vient, sur la cognée et le feu ont un parfum apocalyptique qui sied bien au prophète ; on connaît en outre par ailleurs, chez saint Jean au chapitre 8, ou plus indirectement à travers Rm 4, la polémique qui opposait les chrétiens aux juifs en référence à la paternité d’Abraham conçue comme un privilège définitivement acquis sur des bases héréditaires.
Cette controverse sur Abraham se trouve comme enchâssée dans le propos apocalyptique, qui a pu exister sans elle : la phrase reste très compréhensible si l’on passe du thème du fruit digne du repentir au verset 8 directement au verset 9 et au propos sur la cognée. Le propos se trouve même homogénéisé parce que le thème de la pierre vient troubler celui de l’arbre et de la cognée. Ce qui renforce l’idée que Luc cite et réarrange à partir de sources différentes.
Le dialogue avec ceux qui viennent se faire baptiser forme un mémoire de justice sociale, que Luc est seul à évoquer, et qui pourrait de fait représenter la position johannique. La dénonciation porte principalement sur l’excès, et on peut schématiser le propos dans une formule connue : « à chacun selon ses besoins ». On sait que c’est ce que la première communauté chrétienne essaiera de mettre en œuvre d’après Ac 2,42s. Toutefois, si l’on rentre un peu plus dans le détail, on constate que ce qui est demandé aux foules est différent de ce qui est demandé aux collecteurs d’impôts ou aux soldats : pour ces derniers, il s’agit d’éviter l’excès de pouvoir, pour les premières, l’excès de richesse.
Au verset 15, la rédaction lucanienne prend le dessus : thème de l’attente du peuple, déjà rencontré en 1,21 ; interrogation « (ne) serait-il (pas) ? » (grec : eiê), typique de Luc (1,29 ; 8,9 ; 9,46 ; Ac 8,20 ; 10,17 etc. Présente ailleurs dans le NT uniquement en Jn 13,24). Mais qu’en est-il de la suite et du propos du Baptiste ? On y retrouve la coloration apocalyptique qui lui convient certes, mais il faut y voir de plus près.
En fait, les versets 16-17 contiennent deux types de propositions : une concernant le Baptiste et sa dignité comparée à celle de Jésus, l’autre relative à la mission de Jésus exprimée en termes apocalyptiques. La première se retrouve, pratiquement dans les mêmes termes, dans les quatre évangiles, ce qui laisse supposer qu’elle a un bon fond historique et que Jean-Baptiste s’est réellement présenté en précurseur ; la deuxième ne se retrouve vraiment qu’en Matthieu, et les commentateurs l’assigneront volontiers du coup à la fameuse et inconnue source Q : elle constitue une forme d’attestation de l’enfer, mais le « purgatoire », que l’on trouve peut-être chez Paul (1 Co 1,13-17), est ici absent.
L’association de l’Esprit-Saint et du feu, absente chez Marc, montre que l’on a considéré très tôt dans certains milieux le don de l’Esprit comme signe de la fin des temps, dans la ligne de la prophétie de Joël (cf. Ac 2).
Il faut ensuite faire sortir Jean-Baptiste de la scène maintenant qu’il a joué son rôle : telle est la fonction de nos versets 19 et 20, qui rapporte succinctement l’emprisonnement du Baptiste. Luc fera sortir plus brièvement encore Pierre de la scène au chapitre 12 des Actes.