Aujourd’hui, prêtre

En espérant que le père Pierre-Alain Lejeune, prêtre comme moi, ne m’en voudra pas de reprendre son témoignage, écrit juste après la remise du rapport de la Commission Sauvé : il exprime, mieux que je ne saurai jamais le faire, ce que peut être la réaction d’un prêtre, dans une vie donnée au service des autres. N’hésitez pas à vous rendre sur son magnifique blog.

Vie du prêtre en automne
Photo par Bernd Schulz sur Unsplash

En ce mardi gris d’octobre, j’ai continué mon travail comme une bête de somme traçant le labour sous la pluie froide. J’ai poursuivi en essayant de ne pas trop me retourner, de ne pas perdre le rythme du cheval de trait qui sait qu’il ne doit pas s’arrêter au milieu du sillon. Et pourtant, Dieu sait si j’ai eu envie de lâcher l’attelage, accablé par le rapport de la CIASE rendu public ce matin. Dieu sait si j’ai souvent pensé aller, toutes affaires cessantes, me réfugier dans l’église voisine, fermer la porte et pleurer devant Dieu pour tant de misère.

Aujourd’hui j’ai continué mon travail, la honte au front et le cœur brisé ; j’ai continué parce que je ne pouvais laisser seul le vieil homme qui attendait de recevoir l’onction des malades, ni renoncer à visiter une famille endeuillée, ni oublier ces fiancés préparant leur mariage. J’ai continué avec toutes ces questions se bousculant en moi : Pourquoi ai-je voulu devenir prêtre ? Pourquoi me suis-je mis au service de cette Église dont j’ignorais tout de la face hideuse qui est révélée au grand jour ? A l’époque, aurais-je répondu de la même manière, si j’avais su ?

Aujourd’hui j’ai continué à poser les gestes du ministère en faisant le dos rond, portant dans ma prière douloureuse les milliers de vies brisées et les silences complices : les victimes et les bourreaux. J’ai fait le dos rond, sentant autour de moi, la suspicion portée sur mon habit de prêtre et l’état de vie que j’ai choisi : le célibat. Ce célibat qui depuis 25 ans, je dois le dire, m’a procuré bien plus de joies que de peines.

Aujourd’hui j’ai continué tant bien que mal à rejoindre des personnes en attente d’une parole ou d’un geste, j’ai continué à faire mon métier de prêtre. Et si ce n’était qu’un métier, je pourrais au moins démissionner et chercher à gagner autrement ma vie. Mais voilà… on devient prêtre par amour du Christ et de son Église. Et l’on ne quitte pas celle que l’on aime simplement parce qu’un matin ténébreux, elle nous apparaît laide. On ne la quitte pas, même lorsque soudainement, on se retrouve éclaboussé par sa laideur.

Aujourd’hui, j’ai continué à répondre au téléphone et aux nombreux messages quotidiens de celles et ceux qui cherchent un peu de lumière dans l’ordinaire de leur vie ou dans les drames profonds qui les traversent ; j’ai continué en me demandant pourquoi il me fallait porter le poids d’un péché commis par d’autres, porter au front la honte de ce que je n’ai pas commis. Sans doute cette douleur nous rapproche t-elle un peu des victimes d’abus sexuels qui, plus que tout autre, payent pour un crime qu’elles n’ont pas commis. Peut-être nous rapproche t-elle un peu de notre Seigneur Jésus Christ qui, d’une manière unique, a payé pour les péchés qu’il n’a jamais commis.

J’ai continué en priant de tout mon cœur pour les innombrables victimes de ces prêtres prédateurs qui ont usé d’une si belle vocation comme d’un filet de chasseur pour mieux capter leurs proies. J’ai continué en priant aussi pour tous ceux qui seront pris par l’envie de quitter le navire de l’Eglise. Bruyamment ou sur la pointe des pieds. J’ai continué pour résister à l’illusion pharisienne ; l’illusion qu’en nous éloignant des bourreaux nous serions innocentés de tout mal. J’ai continué en m’efforçant de ne pas déserter le champ de bataille. Or le champ de bataille, ce n’est pas seulement l’Église salie par la faute de ses membres ; le champ de bataille est en chacun de nos cœurs. Le mal n’est pas seulement chez l’autre ou chez les autres ; le mal est en chacun de nous, sous des formes diverses certes, mais il est là, tapi comme une bête sauvage qu’il nous faut dominer. J’ai continué en essayant de ne pas déserter mon coeur meurtri.

Christian de Chergé, moine de Tibhrine en Algérie, assassiné en 1995, écrivait quelques mois avant sa mort : « J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice moi aussi, du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde ». Lui, le saint ! Lui, l’homme de paix, se reconnaissait complice du mal qui allait pousser ses propres bourreaux à le tuer. Et il priait pour eux… C’est peut-être cela la sainteté : ne pas se croire innocent d’un mal reconnu chez les autres, même le pire ; savoir que le vrai combat se joue à la porte de notre cœur.

Aujourd’hui j’ai continué à pédaler sous la pluie et dans le vent froid d’automne pour aller célébrer la messe avec quelques fidèles aussi blessés que moi par cette dure réalité. Ensemble nous avons célébré le mystère du Christ mort pour nos péchés ; lui l’innocent, mort pour sauver le criminel. Et ensemble nous avons crié vers Dieu : « délivre-nous du mal » !

Aujourd’hui, en ce sombre mardi d’octobre, j’ai continué à être prêtre parce que je sais que cette mission est plus grande que moi et que je n’en serai jamais digne ; j’ai continué à donner Dieu aux gens que je rencontrais, ce Dieu que je ne possède pas mais qui, un jour, s’est saisi de mes pauvres mains d’homme pour se donner au monde. Aujourd’hui, j’ai continué à être prêtre par amour du Christ et des hommes qu’il aime.

Pierre Alain Lejeune

5 octobre 2021

3 commentaires à propos de “Aujourd’hui, prêtre”

  1. 1 / Témoignage juste ,précis dans la persévérance et l’espérance qui trace la réponse appropriée : Recueillement ,silence , prière , écoute , sacrement , Eucharistie ,Relations

    2 / Responsabilité des évêques et responsables pour être des hommes de Foi certes mais aussi des hommes de  » management  » Opportunité de votre dernier ouvrage n’est-ce pas ?

    3 / Le  » sursaut  » nécessaire de stratégie , et plans d’action expliqués , communiqués , inspirés ( Esprit ) ,consolidés dans l’unité et son caractère vivant c’est à dire suivi et évolutif; Dans l’Esprit de Sagesse et reprenant votre récente homélie sur le sujet  » esprit vivant présent aux origines du monde  »

    Merci Amicalement Jean-Noël RAOUL

  2. Témoignage très émouvant, heureusement partagé de nombreuses fois sur les réseaux sociaux, et qui fera -je l’espère- prendre conscience que ce n’est pas l’Eglise qui est à mettre en cause, et qu’il ne faut jamais faire de quelques cas de déviances (même s’ils sont trop nombreux) une généralité.
    Dans les Familles, il existe un nombre encore plus important que dans l’Eglise de ces agressions sexuelles, et ce n’est pas monté en épingle par les médias.
    Mais quand il s’agit de salir et discréditer l’Eglise, les vautours sont de sortie.
    Vraiment triste !

    • Anne, je vous comprends. Mais d’une part comparaison n’est pas raison. D’autre part, comment s’étonner que l’on en veuille plus fortement, pour ne pas dire violemment, à une institution et à ses représentants censés être exemplaires ? Il faut lire en entier les témoignages rassemblés dans le deuxième volume publié par la Ciase, comme je viens de le faire, et c’est accablant. N’oublions pas que, non sans raison, les membres de la Ciase parlent d’une dérive systémique.

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