Je lis l’interview d’un de mes camarades d’HEC, totalement immergé dans le Web, qui évoque, dans le dernier numéro de la revue Hommes et Commerces, une nouvelle application :
– « La startup FourSquare propose une application permettant de signaler à tout instant l’endroit où vous vous trouvez. Vos amis peuvent être tenus au courant de vos déplacements et vous retrouver plus facilement si par hasard vous passez près d’eux ».
– Question attendue de la revue : « Cette dimension ‘Big Brother‘ ne vous paraît pas effrayante ? »
– Réponse non moins attendue : « Ce n’est pas l’existence de cet outil fantastique qui pose problème en soi. Il s’agit de l’utiliser avec morale et éthique ».
Mais un peu plus haut, dans une présentation de la face cachée de ce camarade, je note cet aveu : « Je ne lis pas assez de livres. Je suis tellement drogué par l’Internet que j’ai du mal à décrocher pour lire un roman, même en vacances ».
Désolé pour mon camarade, je suis extrêmement inquiet pour lui, pour sa famille, et pour tous ceux qui le suivront dans cette voie. Ce qu’il évoque et dont il ne se méfie pas suffisamment, c’est bien Big Brother, la disparition progressive et inéluctable du soi, l’oubli de cette intimité qui nous donne d’exister, d’être différent, d’accueillir les autres. Les accueillir et non pas n’exister que par eux. La lecture, mais on pourrait tout aussi bien évoquer la prière, la pratique de certains arts, et bien d’autres choses encore, est un lieu de retrait, mais aussi de décantation et de construction, absolument indispensable à l’équilibre humain. De tels lieux animent nos vies, au sens fort de ce verbe, ils leur donnent une âme, ce que ne fera jamais Internet, dont je suis quand même, qu’on ne s’y trompe pas et ce blog en témoigne parmi bien d’autres choses, un « pratiquant ».
Il faut lire ou relire l’oeuvre de ce sociologue protestant (les deux mots sont importants), aujourd’hui sans doute bien oublié en France, Jacques Ellul (1912-1994, voir le site qui lui est dédié), qui a consacré une partie de sa vie à réfléchir sur la technique et la modernité. Au centre de cette réflexion, du moins à mes yeux, figure un petit chef d’oeuvre intitulé La parole humiliée (1981), que l’on ne doit plus trouver que dans certaines bibliothèques. L’auteur y explique de manière convaincante comment la modernité s’appuie sur la technique, et celle-ci sur le « voir », aux dépens de la parole et de l’entendre, valeurs éminemment bibliques, et combien ce « voir » est envahissant, refusant le temps et la distance qu’accorde justement la parole.
Car la parole et tout ce qui s’y rapporte respectent une intimité que la technique pure ne cessera jamais de vouloir effacer, comme le montre l’aveu de mon camarade sur la lecture : ici, comment ne pas repenser, même s’il s’agit de cinéma et donc du « voir », à ce chef d’oeuvre prophétique, et donc toujours actuel, que sont Les Temps Modernes, de Charles Chaplin ?.
On parle aujourd’hui, pour certaines professions, de droit de retrait : j’invoque pour ma part et pour tout homme ledevoir de retrait, celui tout simple par exemple de n’avoir pas toujours son téléphone portable avec soi, celui de tenir la technique à distance, celui qui donne sa seule chance à l’intimité, et donc à l’être humain singulier, d’exister en vérité.