La question traditionnelle qui m’est posée depuis mon séjour de 4 ans à Jérusalem est la suivante : « Avez-vous apprécié ? » La réponse devrait être « oui, absolument ! », compte tenu de la chance que constitue un tel séjour, de la richesse spirituelle des lieux et des rencontres, de la profondeur et de l’originalité du travail intellectuel qui s’effectue à l’Ecole biblique… Et pourtant ma réponse est infiniment plus nuancée : « Séjour passionnant, certes, mais ô combien difficile ! J’avais hâte de retrouver la France. En Terre Sainte, j’ai appris le pessimisme ». Faut-il s’expliquer ? Aucune perspective réelle ne s’offre à un conflit qui dure, qui se durcit sans cesse : le résident, même s’il n’est pas directement impliqué, ne peut que ressentir l’impasse dans laquelle s’enfoncent le pays et la région. Les récents événements de l’été 2014, si douloureux pour tous, m’ont hélas ! renforcé dans ce pessimisme, et la trêve toute récente ne me paraît pas avoir engagé l’indispensable révision de fond des positions des uns comme des autres.
De retour en France en juin 2012, j’avais donc poussé un ouf ! de soulagement, en pensant retrouver un peu de cette paix qui fuit le Moyen-Orient. Las ! Il n’en est rien. Quand je regarde une carte du monde, la perspective guerrière que j’ai connue dans une dimension relativement locale a aujourd’hui une envergure planétaire : la Centrafrique avec la Séléka et les anti-Balaka (nous avons là-bas beaucoup de frères et sœurs dominicains), le Nigéria avec Boko Haram, la Syrie avec ses 180.000 morts, l’Irak où tant de nos frères et sœurs dominicains ont dû, comme des milliers d’autres, quitter leurs maisons et leurs villes pour un exil incertain, l’Ukraine, le Pakistan, la Birmanie et j’en passe et j’en oublie. Des milliers, des centaines de milliers de morts si on les additionne tous, des milliers, des centaines de milliers d’exilés, et qui ne demandaient, pour la plupart d’entre eux, qu’à vivre dans la paix. Pour le chrétien convaincu que je suis, une question lancinante revient sans cesse : « Où es-tu Seigneur ? » ou encore « Oublierais-tu d’avoir pitié ? » (Ps 76). Et voici que, dans le même temps, plus près de nous, chez nous, des politiques de tous bords font la une de l’actualité pour des ambitions minables, pour des histoires grotesques ou incroyablement honteuses de pantalonnades et de déclarations fiscales « oubliées » ! Comment ne pas se laisser gagner par la lassitude, voire l’écœurement ? Si la folie de notre monde ne cesse d’agrandir son espace, celui accordé à la reconnaissance de la dignité humaine se rétrécit d’autant.
Ma conviction est faite depuis longtemps, je la sais largement partagée, c’est tout un monde qui s’en va, qui passe et qui casse. Ce qui est peut-être moins fréquent, c’est que je reste convaincu qu’un autre monde va naître de ce renversement, qu’il est même déjà en train de naître sur les cendres de ce qui meurt. Chemin de croix, chemin de résurrection inséparablement. Mais voilà, aujourd’hui et sans doute encore pour longtemps, ce monde nouveau est presque invisible à nos yeux de chair. Et si l’on se cherche des guides censés nous faire voir la lumière, on ne rencontre que des gourous de pacotille, des leaders qui ont déjà montré leur impuissance dans un passé récent, des spiritualités ou des politiques à la petite semaine.
« Vraiment, tu es un Dieu caché, Dieu d’Israël sauveur » (Is 45,15), à compléter avec ces autres paroles du même prophète Isaïe : « je conduirai les aveugles par une route qu’ils ignorent » (42,16). Pour l’heure donc, pas d’échappatoire possible : continuer aille que vaille, dans une obscurité certaine, son modeste chemin, dans la foi au Christ ressuscité, en aidant autant que faire se peut ceux qui peinent ou qui souffrent.
Et prier Dieu de nous apprendre le discernement et de nous ramener tous ensemble, qui que nous soyons, bourreaux et victimes, grands de ce monde et petits si souvent oubliés, vers lui : « Dieu fais-nous revenir, que ton visage s’éclaire et nous serons sauvés » (Ps 79).