Prédication donnée au Monastère des Dominicaines de Taulignan (26770) le 17 août
Mes sœurs, chers amis, l’évangile de ce jour nous donne une image étonnante, voire même choquante de Jésus, refusant obstinément de guérir la fille d’une païenne, du seul fait qu’elle est païenne ! Même l’intervention des disciples le laisse de marbre. Je sais bien que l’on dira que ce refus, manifesté à trois reprises, est d’ordre symbolique, que Jésus veut d’abord et avant tout tester la foi de cette femme, mais enfin n’aurait-il pas pu la sonder autrement ? Ne l’a-t-il pas humiliée ?
Cette lecture est celle qui saute aux yeux, c’est vrai. Mais je me demande s’il n’en existe pas une autre, si cette action de Jésus n’est pas l’une de ces actions prophétiques étonnantes, parfois violentes mais toujours symboliques, qui veulent conduire le lecteur plus haut ou plus loin. Lorsque Jésus se justifie devant son entourage, il s’inscrit dans une tradition inaugurée par le prophète Isaïe, qui n’écartait pas du salut les païens, mais ne l’imaginait que par un retour vers Jérusalem, voire une conversion au judaïsme. On en trouve un écho dans notre première lecture : « tous ceux –les étrangers– qui observent le sabbat sans le profaner et s’attachent fermement à mon Alliance, je les conduirai à ma montagne sainte. Je les rendrai heureux dans ma maison de prière ».
Voilà pourquoi Jésus se dit « envoyé aux brebis perdues d’Israël », car de leur rassemblement dépendait en fait, pour la tradition biblique ancienne jusqu’à Jésus, le salut des païens. De la même manière, assimiler les païens à des petits chiens fait aussi partie de cette tradition. Il me semble que l’attitude de Jésus tient de la provocation, et que c’est donc moins Jésus lui-même qui s’oppose aux païens que cette tradition biblique ancienne, qu’il souhaite justement réformer et dont il met en lumière la dureté dans certaines situations. Si bien que lorsqu’il vante la foi de la femme et guérit sa fille, il ne se contente pas de manifester « le vrai Jésus », le Dieu de miséricorde, mais il conteste implicitement la tradition dont il s’est d’abord fait l’écho.
Ce choc entre tradition et miséricorde n’est pas seulement une réalité d’hier, mais aussi d’aujourd’hui. Nous sommes tous porteurs de multiples traditions, familiales, religieuses, éducatives, qui nous ont façonnés et qui se sont révélées éminemment profitables, et nous sommes tentés de penser qu’elles doivent nécessairement l’être aussi pareillement pour ceux qui nous entourent : c’est loin d’être toujours le cas, et que ces traditions soient bonnes, voire très bonnes, n’y change rien. Les mettre en œuvre sans discernement, simplement parce qu’elles sont bonnes, peut même nous empêcher de rencontrer en vérité notre prochain.
Pour éviter cela, l’exigence est toujours la même : accueillir, donner de l’espace sans se projeter immédiatement dans cet espace qui appartient à l’autre autant qu’à moi. Vous allez me dire que ce n’est pas exactement ce qu’a fait Jésus, et je crois le contraire : certes, il a bousculé son interlocutrice, mais je vous ai dit qu’il était alors le représentant de la « tradition » ; en outre et surtout, à aucun moment, il n’a écarté la femme du champ de la parole ou ne s’est détourné d’elle.
Peut-être faut-il décidément lire cette histoire autrement que nous ne le faisons habituellement : la « tradition » invitait à écarter cette femme, une étrangère, et les disciples voulaient s’en débarrasser en acquiesçant à sa demande au plus vite : Jésus est finalement le seul à lui donner toute sa place et à lui permettre de se révéler au plus profond, comme un exemple d’humilité et de foi. Simplement en lui donnant la parole.