Entendu et vu

Entendu et vuA plusieurs reprises sur ce blog, dans la ligne de l’ouvrage salutaire et oublié de Jacques Ellul, La parole humiliée, j’ai évoqué le rapport existant entre ce qui est entendu et ce qui est vu. Pour notre sociologue, la société technicienne privilégie le « vu », comme moyen d’action, sur « l’entendu », comme lieu de distanciation. Mais, même s’il l’évoque, Ellul n’insiste pas assez à mon sens sur une autre distinction, fondamentale pour notre époque et qui explique la multiplication des « écrans » : ce qui est vu en effet paraît simple, univoque, et justifier une action unique et immédiate, alors que la parole est source de multiples interprétations, qui conduisent à une action incertaine et inévitablement différée. Cette immédiateté du vu est, chacun le sait bien, un leurre : les retouches et effets spéciaux, si développés dans les photographies et les films d’aujourd’hui, le montrent à l’envi. Mais elle n’en agit pas moins sur les sujets voyants, et les publicitaires en usent et abusent, générant une multitude de fantasmes.

La tradition biblique, née dans une société bien différente de la nôtre, où la parole était encore largement dominante et seule médiatrice, prend le contre-pied de notre monde contemporain. Un passage de l’évangile selon saint Jean le manifeste clairement: « Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi. Certes, personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui- là seul a vu le Père » (6,45-46). L’évangéliste, et Jésus lui-même, s’inscrivent dans la tradition biblique la plus ancienne : « nul ne peut voir Dieu sans mourir » (Exode 33,20). Mais ils ajoutent deux éléments essentiels à cette tradition : la première est que Dieu invisible s’est rendu visible en Jésus-Christ, et la deuxième que l’enseignement, et donc la parole, sont les véritables canaux de la révélation. Toutes choses corroborées par bien d’autres passages de ce même évangile : « Philippe, qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14,9), ou « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jean 20,29).

Cette évidente primauté de la parole sur la vision, de l’entendu sur le vu, si elle est largement oubliée de notre société technicienne contemporaine, n’en reste pas moins présente à certains signes. D’abord pour souligner que ce qui est entendu « dure » : de deux personnes très proches, on dira qu’elles s’entendent bien, et non pas qu’elles se voient bien. Ensuite, par les interrogations récurrentes, de plus en plus nombreuses et fortes, sur le « sens » de nos actions, de nos engagements, au point que ces actions ou ces engagements n’ont plus la même urgence qu’avant.

Quand nous comprenons que la parole est médiatrice du salut et de sens plus que ne le sera jamais la vision, nous comprenons aussi deux chose très différentes et qui ne visent pas les mêmes personnes :

  1. Les chrétiens de toutes les époques n’ont rien à envier de ceux des premières générations qui ont connu/vu Jésus sur notre terre.
  2. Les rédacteurs de blogs qui privilégient l’écriture, et donc la lecture, sur la vidéo, auront toujours plus de mal à se faire entendre que d’autres, mais aussi que leur parole a plus de chances de « rester » et de conduire vers Dieu.

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