L’Autre Dieu

L'Autre DieuL’ouvrage « L’Autre Dieu », de Marion Muller-Colard, publié chez Labor et Fides, date déjà de 2014. Plusieurs fois primé en 2015, il m’a été proposé récemment à la lecture : je ne suis pas sûr de trouver les bons mots pour dire quel choc salutaire m’a offert cet ouvrage à l’écriture parfaite, que j’ai déjà conseillé à de très nombreux amis. Je parle d’ouvrage plutôt que de livre parce que l’auteur excelle à tisser une trame mêlant une expérience d’aumônier d’hôpital, une compréhension en profondeur du livre de Job et de ses enjeux, et une histoire personnelle, celle de la maladie de son fils en sa première année de vie, avec les répercussions que cela a eues ensuite sur elle.

L’ouvrage se développe en trois parties d’inégale longueur, toutes traitées en majuscules : la première traite de « la Plainte », cette expérience douloureuse et indicible d’un monde, ou pour reprendre les termes de Job, d’un enclos, qui s’écroule autour du malade et en lui et détruit une certaine représentation de Dieu ; la deuxième évoque « la Menace », qui rôde autour de tout être, qu’il est impossible de tenir à distance lorsqu’on a quitté son « enclos », et qui peut conduire à basculer dans la négation de tout, voire l’auto-destruction ; la troisième enfin, qui décrit l’autre versant de la Menace, plus que la conséquence puisque « la Menace » reste toujours là, et que l’auteur appelle donc « la Grâce ». Et le Dieu qui ressort de cette expérience, tout à la fois si universelle et si particulière dans ses expressions, n’est plus le Dieu du départ, le Dieu de l’origine, un Dieu comptable ou sur qui on compte, mais un « Autre Dieu », un Dieu de vie, un Dieu de grâce, un Dieu qui n’attend rien d’autre de l’homme que d’avoir « le courage d’être » et de rendre grâce pour la vie donnée, ce Dieu qui se manifeste à la fin du livre de Job. « L’Autre Dieu » est une extraordinaire hymne à la vie aux frontières de la mort.

Pour ma part, partageant un peu de l’expérience d’aumônier d’hôpital et d’une réflexion sur la gratuité de Dieu, dont nous parle l’auteur, j’ai bien sûr lu ce livre comme un écho et un approfondissement. Mais il n’est pas besoin de partager une expérience commune avec l’auteur, sur quelque plan que ce soit, tant la finesse des remarques et des analyses rejoint l’expérience humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel (1).

(1) Voir l’excellente critique d’Isabelle de Gaulmyn dans La Croix en 2015. On trouvera aussi, sur Youtube, une longue interview (54′) de l’auteur.

 

Les quelques citations que je vais proposer maintenant stimuleront, du moins je l’espère, à se procurer cet ouvrage, et surtout à le lire et le relire :

« Combien de fois ai-je été véhémente en ma colère ou concentrée en mon écoute ? Mais toujours, les plaintes étaient audibles. Elles offraient une palette d’analyses, parfois même des ébauches de solutions. Aucune de ces plaintes, et quand bien même les cumule-t-on, ne sont la Plainte. La Plainte de Job. (…) La Plainte qui a remonté quelques fois mes entrailles, cette Plainte qui ne se livre pas à la terrasse d’un café, mais entre les draps trempés de la sueur d’une nuit d’angoisse. Une nuit où l’on jurerait que l’obscurité a des mains. Des mains qui vous étranglent ». (p. 20)

« Pourquoi donc me définir comme agnostique ? Parce que je crois en Dieu, mais je sonde chaque jour un peu plus à quel point je n’ai pas la connaissance de ce Dieu en qui je crois. Et grande sera ma surprise, j’en suis sûre, s’il m’est donné un jour de voir se démêler sous mes yeux la part de Dieu et la part du Diable. S’il m’est donné un jour non plus de pressentir la Grandeur, mais la connaître -de renaître avec elle. (…) Job avait contenu la Grandeur de Dieu dans les termes d’un contrat explicite. Mais ce faisant, Job ignorait son ignorance. » (p. 44-45)

« La Plainte perdure tant que nous n’avons pas trouvé de vis-à-vis. Elle perdure tant que nous essayons pathétiquement de recoller les morceaux épars du contrat qui flottent à présent sur les eaux boueuses de notre vie ravagée. Elle survit même au recouvrement factuel d’une situation initiale ». (p. 48)

« Ce que Job a perdu, c’est davantage que sept fils, trois filles, sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses, une très nombreuse domesticité et la santé. Ce qu’il a perdu d’essentiel est la sécurité de l’enclos. La Plainte désigne les barrières arrachées, le portail battant au vent. Elle désigne l’impossibilité de se reconstruire puisque la Menace n’a pas dit son vrai nom et qu’on ne saurait pas comment la refouler aux marges de l’enclos. (p. 51)

« Où trouver le courage d’être en dépit de la Menace ? « (p. 54)

« La Menace, lorsqu’elle ne conduit pas à la Plainte, mène à la défense. La défense fanatique de l’ordre établi. La défense irrationnelle des systèmes de régulation du mal que nous élaborons à présent hors de tout catéchisme ». (p. 60)

« La Parole est une liquidité salvatrice : dans son flux, elle ne permet aucune fixation. Les amis discourent, Job parle. Il parle à tâtons, il ose purger sa rage. Les discours proclament un savoir, la parole raconte un désir ». (p. 75)

« Il n’existe pas de formation universitaire qui prépare à l’impuissance (…) Je crois qu’il n’existe pas non plus de formation universitaire qui prépare à la Grâce ». (p. 79)

« Au début, on a sept fils, trois filles, sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses. On tient en chiffres, c’est comme cela qu’on se présente. On a tout dit de soi quand on a dit cela. Puis on se retrouve nu comme un vers et l’on ne sait plus bien qui l’on est (…) On n’a plus rien à compter. On avait trois amis, mais ils ont beau refaire leur compte, ils ne tombent plus sur ce qu’on était. On avait bien un Dieu, mais il était le Suprême Comptable ». (p. 80)

« Il arrive que l’impuissance ouvre sur des paysages singuliers. La détresse m’avait dilatée, elle avait élargi ma surface d’échange avec la vie. Et près de ce petit corps, se superposait à ma supplication muette pour qu’il vive, la conviction profonde que, quoi qu’il arrive, ce qui était incroyable et sublime, c’était qu’il fût né. Et que cela, jamais, ne pourrait être retiré à quiconque. Ni à lui, ni à moi, ni au monde, ni à l’histoire ». (p. 82)

« Lorsque je me sortis la Plainte, lorsque j’intégrai petit à petit la Menace, la grâce que j’entrevis n’était pas celle d’avoir mon compte d’enfants. C’était d’avoir connu, dans ce moment originel de prière muette au chevet de mon fils, la fulgurante acceptation qu’il puisse mourir ». (p. 88)

Et, pour finir, ou plutôt pour commencer : « Cet Autre Dieu n’est pas comptable. Seulement, il compte sur chacune de nos vies pour circonscrire avec lui le chaos ». (p. 90)

Une réponse à “L’Autre Dieu”

  1. Cher Hervé,
    ayant lu l’ouvrage l’an dernier, je ne peux qu’encourager les lecteurs de ton blog.
    L’ouvrage est une perle.
    S’il n’est pas besoin d’avoir vécu ce que l’auteur a traversé, je pense néanmoins qu’il retentit plus si l’on a soi-même été éprouvé.

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