Les questions autour du Mal, sans doute attisées par un environnement national et international douloureux, reviennent au premier plan, et il n’est guère de conférencier ou de commentateur biblique qui n’y soit confronté par ses auditeurs : tel est donc aussi mon cas (voir la conférence déjà donnée sur ce thème et publiée sur ce blog). Après pas mal de lectures et de relectures des textes, j’en suis maintenant arrivé à la conviction que l’assimilation que nous faisons si souvent entre Tentateur, appelez-le Serpent ou Satan si vous voulez, et Mal n’est pas juste et nous entraîne dans une impasse.
En voici déjà une dont les interprètes ont bien du mal à se sortir : si le Tentateur est le Mal, alors pourquoi est-il créé par Dieu comme c’est le cas du Serpent en Gn 3,1 (« Le serpent était le plus rusé des animaux que Dieu avait faits »), et pourquoi se trouve-t-il avec les anges dans la cour divine comme c’est le cas du Satan en Jb 1,6 (« Le jour où les Fils de Dieu venaient se présenter devant le Seigneur, le Satan aussi s’avançait parmi eux ») ? Sans parler de toutes les autres impasses qui occupent l’esprit (« d’où vient le mal ? « , « pourquoi est-il là ? », « Dieu veut-il notre bien ? ») et nous détournent des vraies questions : pour reprendre les termes d’Adolphe Gesché, théologien belge dont les articles sur le Mal m’ont marqué, « dans le récit de la création, non seulement le mal n’est pas créé, mais on n’en parle pas : il n’appartient pas au plan, à l’idée de la création. Cela signifie que le mal est dépourvu de sens (…) Il est là cependant (…) Le surgissement du mal n’a pas à être cherché du côté de Dieu (…) et son apparition première n’est pas davantage recherchée du côté de l’homme (…) Le problème du mal, à ce niveau premier et radical, n’est pas celui d’une culpabilité (sauf celle du serpent), ni même pour l’instant d’une responsabilité, mais d’un accident (…) La question, dans cette approche des choses, est d’abord celle du ‘comment en sortir ?’ avant d’être celle, plus spéculative et gratuite, du ‘comment y est-on entré ?’ » (Le Mal, p. 47-49).
Regardons d’un peu plus près le texte de Gn 3, et nous allons constater que le serpent… ne ment pas, il se contente d’interroger et de mettre en doute : l’interdiction divine est soumise à un point d’interrogation, mais de fait Adam et Ève ne mourront pas, de fait ils deviendront comme des dieux (mais non pas des dieux). Allons à un autre bout du texte biblique, avec le passage de Jésus au désert (Mt 4 et parallèles) au début de sa vie publique : là encore, c’est le Tentateur qui se présente, qui suggère, mais ne ment pas. Pour le dire avec une image, le Tentateur montre la porte, l’ouvre éventuellement, mais il n’est pas derrière, là où se trouve ce Mal dont nous ne savons rien… En ce sens, la tradition théologique fait bien d’en parler en termes négatifs, comme « privation du bien ».
Quand les auteurs anciens composaient les textes, ils étaient dans la même situation que nous, dans un monde désorienté, confronté au mal présent : ils n’ont pas cherché à nous révéler la raison ou l’origine du mal, dont ils étaient aussi ignorants que nous, mais plutôt à éclairer le chemin qui peut nous faire glisser vers lui, autrement dit le processus de tentation. Pour eux, il s’agit de l’éloignement du commandement divin, et plus généralement de la parole de Dieu. Et pour bien faire comprendre que le processus décrit est universel, tout comme la présence du Mal, ils ont eu recours à un principe littéraire que l’on trouve ailleurs dans la Bible (voir la thématique du péché originel, développée à partir de Rm 5), le « transfert ou report aux origines » de ce qui est vécu à un moment donné : d’où le récit de Genèse 3. Et celui de Matthieu, avec ses parallèles dans les autres évangiles, veut nous faire comprendre que la seule bonne manière de combattre ce processus de tentation, est celle qu’illustre Jésus, par la foi en Dieu et le recours à sa parole, bien interprétée en fonction de son prochain et non de soi. Le combat est celui que tout un chacun peut connaître contre la tentation, mais non pas celui contre le Mal dont Jésus est seul capable et ne sortira vainqueur qu’au prix de sa mort et de sa résurrection.
Si Tentateur et Mal sont bien deux réalités distinctes, si l’on cesse de vouloir en vain expliquer le Mal et si l’on accepte de se taire sur ce sujet qui nous échappe, alors les textes bibliques prennent bien sûr un sens nouveau, alors on peut rester en vérité à côté de ceux qui souffrent en souffrant avec eux, comme l’a fait Jésus lui-même ; et on comprend bien mieux que le Notre Père propose deux demandes : « ne nous laisse pas entrer dans la tentation » et « délivre-nous du Mal ». La première met chacun devant ses responsabilités, la deuxième nous dépasse et met en quelque sorte Dieu devant ses responsabilités. Et l’on comprend mieux aussi que l’ancienne formule du rite baptismal, qui évoquait « Satan l’auteur du péché » (ambiguïté sur le rôle personnel de l’homme) soit aujourd’hui remplacée par celle-ci : « Pour vivre dans la liberté des enfants de Dieu, rejetez-vous le péché et tout ce qui conduit au mal ? »
C’est donc la mission du chrétien aujourd’hui que de travailler à rapprocher chacun de Dieu et de sa parole, de lutter contre toutes les tentations qui assaillent l’homme, de travailler à un monde plus juste et fraternel, comme l’on dit souvent, mais aussi… de refuser de se prononcer sur le Mal lui-même, en prudence et vérité. Quitte à paraître choisir la facilité et fuir le débat !
P. S. Cet article aborde un sujet difficile, controversé, et il est possible que mon approche soit fautive au regard de la tradition de l’Église. Merci alors à mes éventuels lecteurs/contradicteurs de m’en dire les raisons précises.
Invitation à la responsabilité personnelle donc.
J’apprécie qu’il soit rappelé que les auteurs anciens étaient, eux aussi, dans un monde désorienté ou qui pouvait les désorienter. A trop magnifier le passé, le présent peut paraître à certains fade ou invivable.
Or ce n’est pas plus le cas, aujourd’hui qu’hier.
Pourrait-on avoir des précisions sur le « transfert aux origines » ?
Je vis une situation donnée à un moment donné, mais je suis convaincu de n’être pas le seul à la vivre et cherche à le manifester : du coup, je vais reporter cette situation sur mes ancêtres, en particulier sur le couple originel, et elle sera donc de l’ordre d’un héritage reçu par tous leurs descendants. J’aurais pu parler d’une « projection à l’origine » parce que, bien sûr, je n’étais pas là à l’origine, et ne cherche pas à faire comme si j’y étais.
Bonjour Hervé,
Je partage votre point de vue.
Taisons-nous donc au sujet du Mal, sujet qui nous échappe. Et restons dans la lumière de la foi.
Mais comment comprendre la bonté sélective, l’élection de l’un et pas de l’autre, pourquoi la miséricorde divine se penche sur tel souffrant et semble ignorer l’autre ?
Pourquoi Lazare ou le boiteux de la Belle Porte ?
Je crois que les « miracles » sont nombreux, mais pourquoi certains, et pas les autres ??
Merci de votre éclairage.
Bruno
Bruno, merci pour vos contributions. Les questions que vous posez ont été abordées récemment dans un groupe que je contribue à animer. L’un des participants nous disait : il y a des petits godets, des verres et des barriques ; si l’un des godets est plein, il est plein et l’on ne peut le remplir plus ; idem pour le verre ou la barrique. La comparaison ne mène à rien, ce qui importe c’est que chacun des récepteurs atteigne sa plénitude. De la même manière, la longueur d’une vie, son côté éventuellement « très réussi », ou d’autres critères, ne font pas la réelle valeur de cette vie : l’important est qu’elle atteigne sa plénitude, et là le Seigneur par sa grâce peut jouter un grand rôle. Au risque de choquer, il faut donc dire qu’il existe des vies pleines accomplies (j’emploie exprès le verbe) par des enfants de deux ou trois ans, et d’autres qui ne le sont pas au bout de soixante… Lazare est Lazare, le boiteux est le boiteux, chacun est appelé à atteindre sa plénitude pour ce qu’il est.
Bien sûr, je dois quand même lutter pour qu’il n’y ait plus ni boiteux, ni aveugle, ni pauvre, mais la réussite de leur vie ne peut s’évaluer à l’aune de ce que j’aurai obtenu pour eux. Et certainement pas en comparant.
Etonnant ce que vous dites …
Il m’a toujours semblé avoir lu et compris que le Mal n’était en fait qu’une absence de Bien, autrement dit que le Mal n’est pas une entité en tant que telle mais la conséquence du refus de Dieu.
En créant le monde et en particulier les anges, le Mal a surgi par le péché d’orgueil du plus beau de ses anges qui en se détournant de Dieu par Orgueil, a plongé dans les Ténèbres..
Le « ne nous laisse pas succomber à la tentation » prend ainsi tout son sens
Quand à la souffrance dans le monde, cela reste en effet un très grand mystère que notre vision limitée à notre échelle humaine ne peut comprendre
Merci, Elvire, pour ce résumé de la théologie traditionnelle. Mais celle-ci parle du Mal, du même coup elle le personnifie, et lui donne de l’être : n’est-ce pas contradictoire ? Dans la proposition que je fais, et qui reste une proposition, je ne dis rien du Mal, je me penche sur celui qui y cherche à y conduire, qui éprouve l’homme sans cesse, le Tentateur : c’est à lui que je donne une existence, c’est avec lui que la demande du Notre Père prend tout son sens…
Loin de moi mon père l’idée de vous donner un cours de théologie et pardonnez moi si mon propos a été compris comme tel… la subtilité du débat entre ces deux notions a dû m’échapper malheureusement, et j’en suis fort désolée, car pour moi elles sont intimement liées.
Je ne vais pas aller plus avant dans la discussion car je manque d’arguments, et même si je comprends l’idée générale que vous développez, je n’arrive pas à y adhérer de façon évidente.
A. de Souzenelle : « Parler d’un « Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal » revient à faire du Mal, une entité autonome, qui plus est, créé par Dieu lui-même ! On comprend que les lecteurs de la Bible ne s’y retrouvent pas ! En réalité, tout cela repose sur des traductions insuffisantes, et sur celle-ci en particulier dont j’ai eu l’occasion de vous parler à propos du symbolisme des deux côtés du corps. L’expression Tov Wa Ra signifie bien autre chose que cette dichotomie entre un Bien et un Mal érigé en absolus. Tov, c’est le mot que nous rencontrons dès le début de la Genèse et qui qualifie au jour Un, jour divin, la lumière. Il vient ponctuer ensuite chaque jour, au moment où » Dieu voit que cela est bon, » comme on le traduit habituellement. Mais traduire Tov par « Bon, » c’est donner conséquemment au Mal une réalité ontologique, tomber dans une contradiction dont on ne peut plus se débarrasser, et fonder une logique binaire qui a donné naissance à notre morale dualiste. C’est pourquoi dans Alliance de Feu, je traduis l’expression qui vient ponctuer au jour UN la séparation des Ténèbres et de la Lumière par : » Elohim voit la lumière parce qu’accomplie. » Je ne vais pas entrer ici dans les détails de cette traduction au plus près du sens littéral, mais elle a le mérite de montrer que tout se joue ici dans une dialectique, ou plutôt un dialogue dans lequel les ténèbres ne sont pas le contraire de la lumière : elles sont le « non encore lumière, » la lumière en tant que non encore accomplie. Rien à voir avec le Mal ! Les deux réalités sont les deux termes d’une même dynamique. En profondeur, elles ne sont qu’une …..
J. Mouttapa : Il conviendrait donc d’après vous, d’entendre « accomplie et « inaccompli » ou « non encore accompli, » chaque fois que nous lisons dans les traduction courantes « Bien » et « Mal » ?
A. de Souzenelle : C’est la seule façon de s’extraire du moralisme étouffant et infantile dans lequel s’est enfermé le christianisme occidental. Et tout concourt à cette interprétation non dualiste. Prenez par exemple, la première lettre du mot Tov. Originellement, son dessin est celui d’un serpent qui se mord la queue. Cette boucle bien connue du symbolisme sous le nom d’Ouroboros représente l’accomplissement, auquel on fait référence lorsqu’on dit dans le langage courant, que » la boucle est bouclée. » C’est pourquoi le mot Tov qualifie la lumière au jour UN de la création, et la lumière seulement, non les ténèbres. Prenez maintenant les deux lettres du mot Ra que l’on traduit ordinairement par « mal » : la première, Resh, signifie « le principe » et la deuxième Ayin, veut dire » la source ». Le Mal n’est autre que « le principe de notre source » ! Il est clair qu’il s’agit non non pas d’une obscure puissance maléfique, mais de ce potentiel lumineux qui nous habite, dont le noyau est divin, et qui reste inexprimé, non accompli, dans un premier temps….
A. de Souzenelle : » L’adversaire n’est pas l’ennemi. Il est une résistance qui nous oblige à accéder à une autre dimension de nous-même que nous ne connaissions pas. Il nous retarde, il fait barrage, il nous empêche d’atteindre trop tôt ce que nous ne saurions assumer, tant que nous n’avons pas conquis notre véritable nature. L’adversaire ne peut être confondu avec l’image simpliste du diable qui a présidé pendant des siècles au moralisme prétendument chrétien. Dieu se fait parfois adversaire pour nous, adversaire ontologique qui a un rôle et un rôle essentiel, mais que vient dérober le Malin, l’ange déchu. D’ailleurs, le mythe de Job est incompréhensible sans référence à celui de la Chute, où c’est Dieu lui-même qui dit au serpent-Satan : » Je place une inimitié entre toi et Ishah, entre ta semence et sa semence ». Evidemment il ne s’agit pas là de porter une malédiction, mais de révéler par le langage du mythe, l’inimitié qui va engager un combat entre YHWH et l’adversaire devenu ennemi ; et cela se joue au coeur de l’inconscient humain, appelé par ce combat à devenir conscient.
Annick de Souzenelle La Parole au coeur du corps Entretiens avec Jean Mouttapa