Lors d’un récent échange avec un groupe d’amis, certains s’étonnaient que la vie soit trop brève pour certains enfants malades et trop longue pour des vieillards qui le vivent mal : l’égalité de vie n’est pas la même pour tous, loin de là. L’un des participants fit alors remarquer que l’on peut mettre du vin (nous sommes dans le Midi !) dans différents contenants, des fioles, des bouteilles, des cubitainers, des barriques : l’égalité ne consiste évidemment pas à les rendre tous pareils, mais à faire en sorte qu’ils soient tous pleins. En d’autres termes, tout le monde l’aura compris, la qualité d’une vie ne se mesure pas à sa durée mais à sa plénitude. Ce n’est bien sûr jamais facile à dire ou à accepter pour celui qui, personnellement ou dans son entourage, voit la vie décroître ou s’arrêter, mais la remarque n’en est pas moins juste pour autant. Et le bibliste que je suis ne peut s’empêcher de repenser à la fameuse métaphore du Corps chez saint Paul, en 1 Co 12, dans laquelle l’apôtre compare la communauté chrétienne à un corps, dont chaque membre est indispensable et dans le même temps totalement différent des autres.. Il ajoute : « L’œil ne peut donc dire à la main : « Je n’ai pas besoin de toi », ni la tête à son tour dire aux pieds : « Je n’ai pas besoin de vous. » Bien plus, les membres du corps qui sont tenus pour plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d’honneur, et ce que nous avons d’indécent, on le traite avec le plus de décence; ce que nous avons de décent n’en a pas besoin. Mais Dieu a disposé le corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque » (1 Co 12,21-24).
Très intéressante cette question de décence et d’honneur que Dieu apporte aux membres les plus faibles, car là me semble se trouver la clé des problèmes que nous rencontrons et qui font que, dans notre société humaine, et en particulier occidentale, cette égalité tend à se transformer en égalitarisme : on oublie de donner plus à ceux qui ont, a priori, moins, et l’on voudrait compenser en donnant à tous la même chose, en rabotant les différences, en ne créant, pour reprendre l’exemple initial, que des réceptacles de même contenance, de même forme, de même présentation ! Le clonage est devenu le summum de l’art créatif, et la différence, que l’on prétend pourtant souvent exalter, se trouve gommée. J’exagère ? Rien de plus commun que la relation homme/femme, mais pourquoi demander si souvent à l’un (et surtout l’une !) d’être l’autre, et non à chacun de trouver sa plénitude d’être ? Regardez les prétendues icônes de la mode : ne se ressemblent-elles pas toutes sur le fond ? Considérez les candidats au bac : avez-vous noté que tous doivent réussir, et que la valeur sélective de celui-ci n’existe plus, et doit du coup se retrouver ailleurs, dans des universités débordées ? Plus grave, certains ne trouvent plus d’autre proposition à faire aux personnes âgées dépendantes que l’euthanasie, parce que…dommage ! Il leur aurait fallu rester « jeunes ». Et savez-vous encore que plus de 90 % des couples auxquels on annonce l’arrivée d’un enfant « différent », souvent porteur de la trisomie 21, choisissent, avec l’approbation de nombreux médecins, l’interruption dite médicale de grossesse ? Avouons que cela aurait été bien dommage, comme le proclame avec force sa mère sur sa page Facebook, pour bébé Guillaume, un an, en photo ci-contre dans son parc.
Tous ces exemples ne se « valent » pas, et l’on va me dire que les deux derniers sont exagérés et hors propos : il est bien sûr évident que l’accompagnement des personnes âgées est long et difficile, qu’accueillir un enfant « différent » génère, surtout dans la durée, de nombreux soucis qui n’ont pas grand chose à voir en termes de problèmes avec les résultats du bac, ou l’alignement des critères de la mode. Pourtant, les jugements ou attitudes évoquées procèdent eux aussi, au moins en partie, d’un refus de la différence, d’une forme d’uniformisation. Nombreux sont par exemple les parents qui ont fait le choix de l’accueil et qui témoignent, pour ceux d’entre eux qui parviennent à l’assumer, de la beauté de cette différence, de la manière dont leur vie familiale s’en est trouvée renouvelée, recentrée sur l’essentiel. On vient encore d’en avoir un émouvant et inattendu témoignage sur le HuffingtonPost, d’une maman dont rien ne dit qu’elle soit animée par la foi chrétienne. Et la question à laquelle les parents se heurtent n’est pas d’abord celle de la différence en soi, mais d’une inégalité de traitement telle que saint Paul l’a évoquée : ceux des membres de notre communauté sociale qui auraient le plus besoin d’honneur (soins, financements, structures d’accueil…) s’en trouvent dénués.
Oui, c’est bien là que se trouve le cœur du problème qui conduit à préférer l’égalitarisme ou l’uniformité à une véritable politique d’égalité. Réfléchissons où cela nous conduit : l’égalitarisme est un projet égoïste qui veut ramener l’autre à soi ou à son groupe, l’égalité est un projet sociétal qui nous met en marche vers l’autre en respectant ce qu’il est. L’égalité demande attention au prochain, créativité, dépassement de soi, patience, réflexion sur les priorités… et, soyons concrets, générosité dans les financements. Elle demande souvent aussi de résister aux critères de jugement, que la société occidentale contribue à nous imposer : beauté, accumulation financière, compétitivité, etc. On ne passe pas de l’égalitarisme à l’égalité facilement, il faut changer sa manière de voir le monde qui nous entoure et de se situer face à lui, cela s’appelle une… conversion. A défaut de la foi, le bon sens devrait nous y conduire tous. En tout cas le chrétien y est lui fermement appelé par l’évangile : que l’on pense aux Béatitudes (Mt 5), ou bien encore à cette merveilleuse page d’évangile dans laquelle Jésus déroute ses disciples en leur donnant pour modèle un de ces petits enfants auxquels ni les disciples ni ceux qui les entouraient n’accordaient de considération à l’époque (Mt 18,1-5). Il ne faisait pourtant rien d’autre que « de donner de l’honneur à ce qui en manquait », du moins aux yeux des hommes.