L’un de mes frères dominicains, de bienheureuse mémoire, le frère Ceslas Rzewuski, était né prince. Wikipedia dit de lui : « Alex-Ceslas Rzewuski appartenait à la famille Rzewuski, illustre maison qui donna un grand-hetman à la Pologne et qui appartenait au petit cercle des magnats (…) Proche du prince Félix Youssoupoff, de Winnaretta de Polignac, de Dolly Radziwill, de Jean Cocteau, de Misia Sert, de Boni de Castellane ou de Gaston Palewski… ». Je vous laisse lire la suite sur Wikipedia. L’ayant croisé plusieurs fois de son vivant, j’ajouterais qu’il avait une magnifique prestance et, comme il ne conduisait pas, avait l’habitude de se déplacer dans une voiture avec chauffeur : quand il en sortait pour déployer son mètre quatre-vingt dix, en grand habit et appuyé sur sa canne à pommeau, c’était impressionnant. Je garde un grand et bon souvenir de lui ! Le lecteur qui voudrait en savoir plus pourra se référer au livre « A travers l’invisible cristal » qui lui a été consacré.
Maintenant, dans le climat délétère qui règne en France, je me suis demandé comment un journaliste témoin de sa « sortie de voiture » l’aurait présenté aujourd’hui à ses lecteurs : se serait-il offusqué, aurait-il jugé qu’il manquait à l’évidence à la dimension mendiante et pauvre du Prêcheur, en ne considérant que l’apparence, sans essayer de replacer le personnage dans son histoire, ou aurait-il fait droit à sa simplicité, à la qualité de son accueil quand on venait le voir, à sa modestie, voire même à sa pauvreté quand on savait les fastes qu’il avait connus, comparés à ce qu’il vivait depuis son entrée dans l’Ordre des Prêcheurs ? Mais pour percevoir cela, il fallait dépasser la surface, aller au-delà de l’immédiateté, le connaître en vérité. Or, connaître, tous les chercheurs dans quelque domaine que ce soit le savent, cela demande beaucoup de respect pour « l’objet » de la quête, beaucoup de modestie, de la distance, et donc du temps ; mais aussi du travail, des échanges avec des collègues ou des témoins pour affiner la pensée ou l’écriture, tout cela en vue de partager la connaissance et de jouer ainsi un vrai rôle de médiateur pour ceux qui vont lire ou écouter.
Quels médias, quels journalistes peuvent-ils se permettre un tel investissement ? Ne va-t-on pas me dire d’ailleurs, péremptoirement, que ce n’est pas là leur rôle, qui serait de chasser le « scoop », relater des faits (ah ! les faits, mais ils sont toujours déjà une interprétation !), et oubliant ainsi qu’il existe un journalisme que l’on dit « d’investigation », ce que devrait être finalement tout journalisme ? Oubliant aussi que parler de médias, c’est nécessairement aussi penser « médiation » et « médiateur » : aujourd’hui, je crois que les deux sont en défaut, et pas seulement du côté du journaliste à qui l’on fait trop facilement porter le chapeau.
- La responsabilité du journaliste est engagée parce que, trop souvent, faute de temps, soumis à d’innombrables pressions, en particulier celle du rendement qui s’applique aussi à lui, il peut préférer reprendre ou diluer une dépêche d’agence, plutôt que de jouer son rôle de médiateur, à juste distance des deux « parties » : il va donc , dans l’urgence et parfois aussi hélas ! dans la volonté de nuire, nourrir des « médias-tueurs ».
- Mais la responsabilité du lecteur est elle aussi engagée parce qu’il prend pour argent comptant tout ce qui lui est servi sur un plateau,sans prendre le recul nécessaire, sans revenir aux sources, bref en négligeant toute la dimension de médiation, et éventuellement de biais, de l’information. Il suffit de lire les « courriers des lecteurs » de telle revue ou de tel journal pour constater que, disons… 95 % des rédacteurs réagissent sur l’instant, sans aucune distance, à partir de leur sensibilité, sans trop se soucier de la raison.
Faut-il préciser que je m’impute à moi aussi ce défaut de lecture, avec les excuses plus ou moins justifiées que l’on connaît : c’est dans l’air du temps, la masse d’informations à digérer est trop pesante, leur caractère trop fugitif, etc. Si bien qu’une information, qui est je le redis encore une interprétation, devient vraie pour avoir été répétée trois ou quatre fois, mais non parce qu’elle a été replacée dans son contexte originel, vérifiée, soupesée.
Dans la dernière « lettre d’information » de ce blog, que me pardonnent ceux qui l’ont lue, j’évoquais un cas significatif que l’on trouve déjà dans la Bible, et qui a trait à la mort et à la résurrection de Jésus. Il ‘agit du récit de Mt 28,11-15 dans lequel les autorités découvrent que le corps de Jésus a déserté le tombeau. Réaction immédiate : dire qu’on l’a volé. Et Matthieu de préciser : « cette histoire s’est colportée parmi les Juifs jusqu’à ce jour »… Oui, le corps avait bien disparu, ce n’était pas un « fait alternatif », mais non, l’interprétation des autorités ne s’imposait pas d’elle-même : avec un peu de distance, en repensant à la vie de Jésus, à ce qu’il avait annoncé à ses disciples, les chrétiens en ont proposé une autre qui, elle aussi, « s’est colportée jusqu’à ce jour », à savoir « Jésus est ressuscité ».
Les évangélistes ne nous donnent-ils pas, dans cet épisode comme dans beaucoup d’autres, le guide de ce que devrait être une bonne gestion de l’information, tant du côté du rédacteur que du lecteur ? Véritablement médiane et donc distanciée de l’événement, relue dans tout son contexte, proposée et non imposée au lecteur.
C’est tellement vrai ce que vous dites, et merci de le rappeler si justement.
L’absence de discernement couplé bien souvent à un jugement hâtif sont des armes destructrices dont on ne mesure pas toujours les effets. Ceci est vrai dans les médias mais en premier lieu dans nos cercles familiaux et professionnels.