Pour le bibliste, évoquer un plat de lentilles n’a rien d’une nostalgie culinaire, mais renvoie à l’attitude d’Ésaü qui, affamé au retour d’une chasse, vend son droit d’aînesse à Jacob pour un plat de lentilles (Gn 25). L’histoire a donné naissance à l’expression « vendre son âme pour un plat de lentilles », qui évoque une attitude inconstante et vénale, et plus largement une forme d’infidélité.
Dans les circonstances électorales actuelles qui sont celles de la France, où le président cherche à constituer la coalition la plus large, nombre de commentateurs ont donc estimé que ceux qui répondent positivement à l’appel qui leur est fait de rejoindre la nouvelle majorité, ne sont rien d’autres que de nouveaux Ésaü, le plat de lentilles étant désormais remplacé par un maroquin ministériel. Ces Ésaü ont leurs justifications, et il ne s’agit pas pour moi ici d’en juger, mais simplement de rappeler que l’histoire d’Ésaü n’est pas que de l’histoire ancienne : elle trouve des prolongements sous des formes très diverses, en particulier dès lors qu’une attitude donnée paraît ressortir de l’infidélité et être commandée par l’appât d’un gain.
Il existe donc aujourd’hui encore des compromissions multiples (passe-droits, dissimulations fiscales, emplois au noir etc.), à peine sensibles, presque quotidiennes, qui pourraient bien eux aussi être assimilées à des lentilles. Il faut les fuir, elles sont dommageables en soi, même s’il est vrai que leur retentissement dans nos vies est variable selon les faits et les personnes : certains en feront donc tout un plat, d’autres non. Je vais en donner un tout petit exemple vécu qui paraîtra sans doute banal et même sans intérêt à bien des lecteurs : mais je le choisis précisément en raison de l’insignifiance qu’il va revêtir pour beaucoup.
L’an dernier donc, alors que je mettais la dernière main à la publication de mon livre « Combat« , mon éditeur souhaitait donner un titre anglais, plus « accrocheur » à cet ouvrage, en espérant capter ainsi un public plus large. Sur un point apparemment aussi secondaire, beaucoup auraient accepté cette proposition, à laquelle pourtant j’ai résisté de toutes mes forces : outre que, même parlant très correctement l’anglais, je suis un défenseur résolu de la langue française, j’estimais que la proposition n’était pas conforme à l’objet du livre, à son contenu, et que la proposition n’avait d’autre raison d’être que « marketing ». Question de fidélité et de cohérence, l’affaire n’avait rien de mineur pour moi. J’ai fini par « emporter le morceau », tout en sachant bien que, de la sorte, je réduisais peut-être considérablement les ventes attendues : je ne sais ce qu’il en a été réellement, mais je sais gré à l’éditeur de m’avoir suivi.
Peut-être certains me taxeront-ils de rigoriste, estimant qu’il y a des choses plus importantes dans la vie et qu’il ne faut pas faire de n’importe quelles lentilles tout un plat : je le concède volontiers. Mais lorsqu’on a le choix, lorsque rien ne nous presse, lorsqu’on prend conscience que le glissement est facile de telle compromission à telle autre, faut-il négliger ces petites et multiples occasions de manifester sa fidélité à un enjeu, un engagement, une pensée, un être humain, un conjoint, et bien sûr à Dieu ? Je repense à ce que nous dit Jésus dans l’évangile : « bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai ; viens te réjouir avec ton maître » (Mt 25,21).