Frères et sœurs, dans le fameux passage de Mt 25 que nous entendions lundi dernier et qui évoque la séparation entre boucs et brebis au jour du Jugement, les brebis que le Seigneur met de côté pour entrer dans son Royaume posent cette question à Jésus : « quand t’avons-nous vu… ? » Et Jésus de leur répondre que, lorsqu’elles sont venus à l’aide de leurs frères dans le besoin, c’était Jésus qu’elles aidaient, sans le savoir et… sans le voir !
En fait, aucun de nous ne voit la réalité du monde dans toute son ampleur, nous souffrons tous d’un problème de vue ! Et c’est à nouveau ce que laissent entendre nos lectures de ce 2e dimanche de Carême. Dans le livre de la Genèse (22,1-2.9-18), après avoir accepté d’offrir son fils en sacrifice, les yeux d’Abraham s’ouvrent grâce à Dieu sur la vue d’un bélier qui devait être là depuis son arrivée sur le mont Moriah, et qui va pouvoir remplacer son fils pour le sacrifice ; dans l’évangile (Mc 9,2-10), les disciples, Pierre, Jacques et Jean, voient, certes pour un temps limité mais non moins réellement, non seulement Moïse et Élie, qui sont pourtant morts, mais la gloire de Jésus, d’une blancheur inconnue sur terre. En d’autres termes, leurs yeux voient le ciel.
Si Jésus a bénéficié sur le mont Thabor d’un changement corporel, que l’on appelle traditionnellement Transfiguration, cela n’explique pas le fait que les disciples ont vu sa gloire, ainsi que Moïse et Élie, sans mourir eux-mêmes. Il est donc clair que les yeux de chair des disciples se sont ouverts par grâce sur une réalité divine, qu’ils ont eu un aperçu du monde de Dieu qu’ils ne voyaient pas jusqu’alors et auquel appartiennent Moïse et Élie.
Ouvrir les yeux, n’est-ce pas la première chose que les parents attendent de leur enfant qui vient de naître ? Et les parents guettent cette ouverture. Mais ce que va voir l’enfant, lorsque ses yeux se seront vraiment ouverts, lorsqu’ils joueront leur rôle, ce sera la terre, ce monde qui l’environne, sa famille qui l’entoure : tout cela est bel et beau, c’est ce que nous voyons tous, mais ce n’est pas cette réalité magnifique et incroyable qu’ont vue Pierre, Jacques et Jean au Thabor. Et c’est pourquoi on parle souvent d’ouvrir les yeux du cœur, tant il est vrai qu’ouvrir les yeux physiquement ne suffit pas à voir la réalité dans toute son ampleur.
Nous sommes en effet facilement le jouet des apparences et nous le sommes d’autant plus que nous sommes soumis au péché. Souvenez-vous, dans le livre de la Genèse (ch. 3), toute l’astuce du serpent tentateur consiste à faire « voir » à Adam et Ève un fruit à cueillir comme étant la clé du monde divin : il joue sur les apparences et les trompe. C’est la manière dont fonctionne la tentation depuis les origines de l’homme, et j’ajouterais volontiers aujourd’hui le marketing : cacher la vérité, la réalité divine aux yeux des hommes, leur faire miroiter un rêve sans consistance, leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Et cela marche !
Alors, vous allez me demander : comment vais-je faire pour que mes yeux s’ouvrent sur le vrai monde, celui de Dieu ? C’est justement l’enjeu du Carême : la prière, le jeûne, l’aumône, sont là pour nous aider. La prière nous met en relation avec le divin, même si nous n’en avons pas une claire conscience ; le jeûne, qu’il concerne la nourriture, les divertissements, les moyens de communication, et bien d’autres choses, va nous permettre de rentrer en nous-même, de nous concentrer sur notre cœur, sur la présence de Dieu en nous ; et l’aumône va nous offrir le moyen de donner non seulement de notre superflu, mais aussi de notre nécessaire, et de nous alléger. Alors, notre cœur, purifié, léger, verra, selon la parole de la lettre aux Hébreux (11,27), l’invisible qui nous était jusqu’alors caché !
Merci Hervé pour cette prédication éclairante sur notre vision humaine et sur la possibilité qui s’offre à nous d’entrevoir les réalités du ciel si nous le désirons vraiment.