Les moyens de communication actuels favorisent, pour la plupart d’entre eux, une information événementielle, laquelle laisse finalement peu de traces : dès lors qu’un événement succède rapidement à un autre événement, la marque éventuelle laissée par l’un d’entre eux s’efface très vite. Que faut-il donc à l’événement pour devenir histoire ?
La première caractéristique d’un événement, je dirais ce qui permet de le qualifier d’événement, est sans doute sa singularité : l’événement rompt une chaîne, dont il se distingue. A ce titre, innombrables sont les événements, y compris dans la vie de chaque personne : la première dent, l’entrée en sixième ou la réussite au bac, le mariage ou l’ordination, et que sais-je encore. Mais tous ces événements, notables au moment où ils se sont produits, ne font pas pour autant une histoire : une grande partie est vite oubliée.
C’est ici qu’intervient la deuxième caractéristique de certains événements : ils sont répétitifs ou se prolongent dans le temps. Pour prendre un exemple peut-être un peu trivial, Roger Federer n’était rien d’autre à ses débuts, lors de ses premiers succès, qu’un bon tennisman qu’on aurait pu oublier très vite : le premier tournoi qu’il a gagné fut un simple événement. Mais la répétition, et sa réputation publique de gentleman, ont transformé l’événement en un phénomène durable qui permettent de dire que Federer aura tracé sa route dans le tennis et marqué l’histoire de ce sport.
Il existe toutefois une autre caractéristique, un peu plus cachée, de l’événement qui le transforme presque sûrement en histoire : non pas tant sa durée, mais son « épaisseur », ou sa profondeur, vécue dans une continuité. Et c’est sous cet éclairage qu’il faut lire Jésus, le christianisme et, finalement, toute vie chrétienne. Les historiens sont là pour en témoigner : la naissance de Jésus en Terre Sainte n’a guère laissé de trace notable, du moins au moment où elle s’est produite. L’évangéliste Jean, qui écrit un peu plus tard que les autres, le reconnaît : « Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme; il venait dans le monde. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1,9-11). Et certains auteurs chrétiens soulignent que Jésus a traversé les cieux pour venir sur terre sans être même reconnu des anges !
Et pourtant, force est de reconnaître que Jésus a marqué l’histoire, au point que l’on établit dans les pays occidentaux une chronologie de tous les événements en fonction de la date assignée à sa naissance. Osons le dire, Jésus seul n’y a pas suffi : il a fallu au point de départ la résurrection, bien sûr, sans laquelle « vaine est notre foi » (1 Co 15,17), mais il a fallu ensuite le témoignage des apôtres, et, tout, au long de l’histoire, des saints : tous ont concouru et concourent encore à tracer un unique sillon. Avec eux, l’événement de l’incarnation, de la mort et de la résurrection de Jésus est devenu histoire.
Cela n’est pas sans conséquences pour nous aujourd’hui. Nous sommes tentés, dans notre monde occidental et au-delà de lui, de « créer l’événement », de nous singulariser, et peut-être de regretter que l’Église catholique ne fasse pas la Une des journaux. Mais ce faisant, nous ne traçons aucun sillon, nous plantons au mieux quelque piquet. Et du coup, pour reprendre une expression connue et utilisée dernièrement par Fabrice Hadjadj dans sa première conférence de Carême de l’année 2018, nous jouerions la carte du temps court : ce à quoi nous invite notre environnement. Or la carte de Dieu, celle qui fait vraiment l’histoire, est celle du temps long. C’est là que se mesure la grandeur d’une vie chrétienne, et son impact historique.