« Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas » (Mt 19,6 ; Mc 10,9). Cette parole de Jésus, qui ne l’a entendue pour justifier l’indissolubilité du mariage ? Et conséquemment, pour interdire ensuite l’accès à la communion de ceux qui sont en faute du fait d’une séparation suivie de l’engagement dans une autre relation, voire d’un remariage… C’est une règle.
Le bibliste que j’essaye d’être s’étonne pourtant que cette parole soit lue de manière brute, c’est le cas de le dire, autrement dit hors de son contexte, et qu’elle soit en outre considérée comme une règle intangible quelles que soient les situations. Est-ce là la manière habituelle dont Jésus s’adresse à ceux qui sont « hors des clous » ? Est-ce la bonne manière pour les lecteurs de considérer les paroles de Jésus ?
Qu’en est-il du contexte ? Il s’agit d’une réponse à une question piège des pharisiens, que Jésus « renvoie à leurs études » : les gardiens de la Loi ne sont pas fidèles à la Loi. Jésus leur rappelle en effet qu’homme et femme, aux origines, ne font qu’une seule chair. Le propos est clair, mais le contexte est celui d’une controverse, dont on sait bien qu’il contribue à durcir les propos pour mieux contrer l’adversaire: en d’autres termes, comme je le redirai plus bas, Jésus ne se serait sans doute pas exprimé de la même manière devant des personnes confrontées à la douleur de la séparation. En outre :
- On oublie souvent de remarquer que si le propos est donné sans restriction chez Marc, il est assorti dans la suite du texte chez Matthieu d’une restriction « sauf en cas d’union illégitime » ?
- De la même manière, on oublie aussi de noter que l’apôtre Paul, dans ce que l’on appelle aujourd’hui « le privilège paulin » (1 Co 7,15), apporte sa propre restriction au propos de Jésus.
Est-il alors impensable, voire totalement hérétique, de se demander si Jésus ne formule pas une recommandation plutôt qu’une règle ? Vais-je être pendu en place de Grève pour oser une telle question ?
J’entends la remarque cent fois faite : « Pourquoi un tel rappel par Jésus, s’il n’est pas une règle ? Et puis ne crée-t-on pas une brèche dans laquelle tout le monde va s’engouffrer ? » Mais, là encore, je m’étonne de ce genre de propos, et pour plusieurs raisons :
- On le voit très bien dans les fameuses Béatitudes (Mt 5), Jésus définit ou rappelle des orientations fondamentales en forme de lignes de crête, dont il sait que personne, à part lui bien sûr, ne peut les vivre dans leur totalité et en plénitude : elles n’en sont pas moins très importantes parce qu’elles disent où se trouve le vrai bonheur en déterminant un horizon. Mais certainement pas pour moi des principes d’exclusion.
- Pourquoi faut-il immédiatement penser que nos frères et sœurs en christianisme vont « profiter » des exceptions à la « règle » (décidément, je préfère parler de « recommandation ») ? Parce qu’ils seraient des « mauvais chrétiens » ? Ces « exceptions » ne diminuent en rien la vraie joie et le bonheur que donne la « recommandation », laquelle continuera d’être rappelée et demandée aux fiancés, comme la manière la plus appropriée pour vivre la plénitude du mariage et devenir meilleurs.
- Ceux qui ne parviennent pas, pour différentes raisons, à marcher et rester sur de telles lignes, et nous sommes tous défaillants sur tel point et/ou sur tel autre, doivent-ils être condamnés et mis hors course ? Ne sont-ils pas comme chacun de nous plutôt invités à reprendre la route, sans que cela ne signifie en rien une approbation ou une justification des écarts antérieurs ? Il suffit de se référer à l’épisode de la femme adultère (Jn 8,3-11) ou à la parabole dite du fils prodigue (Lc 15,11-32), pour comprendre que Jésus, au prix d’un « ne pèche plus » explicite ou implicite, choisit clairement l’option de la miséricorde, suivie d’une réintégration plénière au sein de la communauté des sauvés.
Soyons un peu polémique : j’ai souvent l’impression que les « gardiens de la tradition » ne s’interrogent pas suffisamment sur leurs présupposés exégétiques, et, surtout, se bâtissent un pré carré pour eux beaucoup plus que pour l’Eglise. En établissant des murs autour de ce pré, infranchissables souvent même par la miséricorde divine, ils prétendent se situer du bon côté, et ils semblent craindre que ceux qui entreraient après eux ou à côté d’eux leur fassent perdre ce qu’ils ont déjà. De là à dire qu’ils me rappellent ces Pharisiens (1) rigoristes sans cesse dénoncés par l’évangile, il n’y a qu’un pas que je franchis.
Mais l’Ecriture montre que celui qui est resté fidèle ne perd rien au retour de l’infidèle : au contraire, il fait à son tour l’apprentissage de la miséricorde. La parabole du fils prodigue rappelle que l’aîné n’a rien perdu, et certainement pas son statut et les bénéfices qui en découlent ; au contraire, à la différence du fils prodigue, il a su rester auprès de son Père et bénéficier de tous ses biens quand son cadet les dilapidait. La parabole de la 11e heure va exactement dans le même sens : chacun a été payé selon ce qui était convenu, et les ouvriers de la première heure ont eu le bonheur de vivre d’emblée auprès du maître. Mais en ont-ils conscience pour « jalouser » la miséricorde faite à celui qui n’a pas eu la même chance ?
Reste la question de l’accès à la communion eucharistique. Certains qui se trouvent en « rupture officielle de ban » choisissent de s’en abstenir, en s’appuyant sur une communion d’intention : ce jeûne eucharistique est très douloureux, mais beau et certainement porteur de grandes grâces. Mais je pense aussi à tous ceux, très nombreux, qui ne peuvent tenir cette ligne de crête. Faut-il leur imposer une « double peine », celle de la rupture de leur premier mariage, qui laisse toujours des traces profondes, et celle de l’éloignement sans rémission de l’eucharistie ? Je n’arrive pas à le penser. Pour une raison essentielle, rappelée récemment par le pape François à une occasion que j’ai toutefois oubliée : l’hostie n’est pas un cadeau qui récompense les plus méritants, mais un viatique pour continuer la route. Avec un caractère « sanitaire » qui peut permettre d’ailleurs, dans certains cas, de reprendre un chemin plus conforme aux recommandations traditionnelles de l’Eglise.
(1) Est-il besoin de rappeler ici que le Pharisien, dont le nom signifie « séparé », est invité à bâtir un mur autour de la loi de Moïse ? Afin que le pur et l’impur ne se mélangent pas.
Cher Frère, Cher Hervé,
Vous êtes toujours aussi clair et précis quand vous posez les vrais problèmes.
Marie et moi vous suivront avec beaucoup d’attention.
Merci de votre réflexion…..qui nous aide à réfléchir.
Au plaisir de vous revoir : la maison d’Hardelot est toujours grande ouverte….ne serait-ce que pour quelques jours de repos.
Meilleures amitiés,
Nous ne vous oublions pas dans nos prières.
Marie et Bernard
Merci, Hervé, pour cette belle réflexion.
Elle m’a renvoyée quelques années en arrière quand notre équipe Notre Dame a été exclue du mouvement: nous avions décidé qu’un membre de l’équipe, bien que divorcé, resterait dans notre équipe puisqu’il avait besoin d’être accompagné sur sa nouvelle route.
Nous avons entendu tous les arguments que tu évoques…
Le pré carré est resté intact! Ouf! Personne ne s’est posé la question de notre devenir, personne n’a mesuré ce que nous avons vécu.
Notre aumônier nous accompagne toujours fidèlement et notre équipe avance, mais sans lien avec le mouvement.
La règle et la recommandation, la règle et la vie, le regard du Christ et l’Eglise des hommes…
Y a encore du boulot! mais on garde espoir!
Odile
Je suis très touchée par ton texte . Autour de nous ,un frère, une soeur, des cousins , des amis se trouvent éloignés ainsi de l’Eglise .Du coup, ils considèrent les vieux mariés que nous sommes comme des grands chanceux (oui bien sûr ) et des » exemples » ..qui malgré nous leur font offense..C ‘est pour eux la « double peine ».