Peut-on mesurer l’amour ? Si l’on croit qu’il nous est donné, alors il suffit de réfléchir quelque peu après avoir posé la question pour répondre que l’amour ne peut être qu’infini : si nous cherchons à lui mettre une limite, que ce soit dans le temps comme le font tant de personnes aujourd’hui, ou dans l’espace, alors l’amour devient une réalité que l’on possède, il n’est plus donné, il n’est plus l’amour.
Clotilde et Nicolas Noël (1) ont compris cela depuis longtemps : après avoir conçu naturellement six enfants, dont les aînés commencent à « voler de leurs propres ailes », ils en ont adopté deux, Marie, porteuse de trisomie, puis Marie-Garance, polyhandicapée, et… ils sont en attente du troisième ou… neuvième. Si l’on veut compter, mais peut-on compter la fragilité ?
Folie ? Pour eux, l’amour ne peut connaître de bornes. On dira qu’il faut quand même « tenir compte » des capacités humaines, et dans une certaine « mesure », c’est vrai : c’est d’ailleurs ce que n’ont cessé de leur dire les autorités concernées par l’adoption en France. Il se trouve qu’à ce niveau, ils ont les moyens, non sans de multiples contraintes et doutes, d’aller de l’avant. Et ils ont fondé pour les entourer et « réveiller » les endormis que nous sommes l’association Tombée du Nid. Mais le plus important se trouve pour eux ailleurs.
A leurs yeux, trop de doutes, trop d’interrogations empêchent l’homme de se dépasser, et de découvrir de nouveaux continents qui se révèlent au fur et à mesure de sa marche humaine. En particulier dans le cas du handicap. Il faut « risquer l’infini ». Tel est justement le titre du livre absolument magnifique, rempli de réflexions pertinentes, écrit par Clotilde (2). En voici trois extraits :
« Marie-Garance, notre étincelle, c’est toi qui vas guider mon écriture. Je vais me plonger dans tes yeux d’une douceur exceptionnelle, je vais toucher tes boucles brunes, je vais respirer tes odeurs, ton haleine fragile, je vais te porter, danser avec toi, dormir avec toi, rire, pleurer, te regarder des heures et tu me raconteras ce que le monde doit savoir. Tu me diras ce que tu vois de ce que nous sommes privés, tu nous feras dépasser nos propres certitudes, afin de nous permettre de voler enfin vers le monde dans lequel nous devons vivre. Dis-nous enfin ce qu’on doit savoir. Guide-moi pour aller dire à ce monde qu’il est temps de se réveiller car nous mourrons tous en passant à côté de vous. Vous, les délaissés, les mal-aimés, les oubliés, qui êtes dans la vérité grâce à votre fragilité qui vous rend si puissants, réveillez enfin ce monde qui meurt en vous refusant ». (p. 19)
« Aimer est un don total, tellement complet qu’il est inutile de savoir ce que l’on perd en y allant. Soit on y va, soit on reste. Mais si on y va, on risque. On se risque au vide, à l’aridité, on se risque enfin au vrai voyage. On risque aussi d’arriver sur une histoire que l’on ne pensait pas être écrite ainsi, on ose le destin. Mais c’est sûr que l’on ne sera pas déçus car ce chemin est pour nous, peu importe ce qu’il y a au bout ». (p. 28-29)
« Marie nous a enseigné que la vie se vivait aujourd’hui et non dans le rêve de demain. On a tout posé, et on a compris à quel point c’était salvateur, qu’il était bon de voir passer chaque saison l’une après l’autre sans rêver de l’été quand on était au plein cœur de l’hiver ». (p. 121)
Tout récemment, les médias se sont fait largement l’écho de la dernière et remarquable initiative de « Tombée du Nid » : 250 photographes professionnels ont accepté de faire un shooting gratuit d’enfants porteurs de trisomie. Ce qui a donné lieu à une présentation de 1500 superbes photos sur le site de l’association, ainsi qu’à une exposition éphémère de 21 d’entre elles à la mairie du Ve arrondissement à Paris.
On comprend mieux l’avertissement de Clotilde : « Quel bonheur immense d’avoir traversé toutes ces terres arides pour arriver dans cet oasis inépuisable de joies profondes, d’avoir osé l’infini, d’avoir plongé dans cet inconnu, d’avoir sauté le grand canyon de nos peurs pour découvrir le paysage qui se cachait derrière tout cela » (p. 125).
(1) Rencontrés d’abord brièvement à l’enterrement de Gaspard, puis plus longuement ensuite chez eux. Depuis, je reste en contact avec eux via leur site Web ou leur page Facebook. En attendant de les retrouver une fois encore chez eux.
(2) Clotilde Noël, Risquer l’infini, Paris, 2019, ed. Salvator. Ce livre fait suite à deux autres, Tombée du Nid, Paris, 2017, ed. Pocket, et Petit à petit, Paris, 2019, ed. Salvator.