La fondation de la communauté de Corinthe et le fameux Gallion (Ac 18)

  • En Ac 18,1-2, on lit : « Après cela, Paul s’éloigna d’Athènes et gagna Corinthe. Il y trouva un Juif nommé Aquilas, originaire du Pont, qui venait d’arriver d’Italie avec Priscille, sa femme, à la suite d’un édit de Claude qui ordonnait à tous les Juifs de s’éloigner de Rome. Il se lia avec eux… »
  • En Ac 18,12, on lit : « alors que Gallion était proconsul d’Achaïe… ».

Ces deux passages prennent en compte deux événements relatifs à l’histoire profane, l’édit de Claude et le proconsulat de Gallion, et il est intéressant de s’interroger sur la pertinence de l’utilisation lucanienne[1].

 

A.   L’édit de Claude

 

Voici les trois textes qui évoquent cet édit, dans l’ordre chronologique et la traduction proposés par Murphy O’Connor :

  •  Il chassa de Rome les Juifs qui se soulevaient continuellement à l’instigation d’un certain Chrestos (Suétone, Vie de Claude, ch. XXV)
  • Quant aux Juifs, qui s’étaient accrus à un point tel, en raison de leur nombre, qu’il eût été difficile de les chasser de la ville sans soulever une émeute, il ne les expulsa pas mais leur interdit de tenir des réunions tout en gardant leur mode de vie traditionnel (Dion Cassius, Histoire romaine, livre 60, ch. 6 § 6)
  • D’après Josèphe, les Juifs furent chassés de Rome par Claude la 9e année de son règne. Mais le récit suivant de l’affaire, par Suétone, m’étonne davantage : « Claude chassa de Rome les Juifs qui s’agitaient sans cesse à l’instigation du Christ ». En effet, on ne comprend pas si Claude voulait châtier et opprimer les Juifs parce qu’ils s’agitaient contre le Christ, ou si au contraire il voulait expulser aussi les chrétiens, parce qu’ils étaient des individus d’une religion voisine  (Orose[2]Histoires, livre VII, ch. 6 § 15-16)

 

Deux questions fondamentales sont posées par ces textes :

  • Orose, qui est le seul à proposer explicitement une date, à savoir 25 janvier 49 – 24 janvier 50, est-il fiable ?
  • Ces trois passages renvoient-ils au même événement ?

 

Le débat fait toujours rage, et il n’est sans doute pas près d’être clos. Pour ce qui concerne la première question, il est patent que l’œuvre de Josèphe, telle qu’on en dispose actuellement, ne contient aucune information du type évoqué par Orose. Pour certains commentateurs, tel Witherington[3], il s’agit d’une simple erreur, et Orose aura trouvé l’information dans une autre source ; pour Murphy O’Connor[4], suivant Lüdemann[5], il y a beaucoup plus car l’ensemble du texte d’Orose est questionnable : d’une part Suétone ne suggère en rien qu’il a existé une agitation contre le Christ, d’autre part la religion chrétienne n’est pas encore différenciée de la religion juive. Certains auteurs soupçonnent en réalité Orose d’avoir déduit l’information sur la 9e année d’une certaine lecture chronologique à rebours des Actes (date de comparution devant Gallion, 51, anticipée de deux ans environ du fait d’Ac 18,11)…

On connaît ou perçoit le point qui fait difficulté : Suétone et Orose parlent, à l’exemple d’Ac 18,2, d’une expulsion quand Dion Cassius en rejette explicitement l’idée. Comme le récit de Dion Cassius intervient dans un « contexte où l’auteur présente les événements de la première année du règne de Claude, c’est-à-dire 41 »[6], et peut donc être daté, il importe de déterminer si les trois récits visent le même événement.

Avant de revenir sur ce point, évoquons Gallion : il est aussi question de lui dans ce chapitre 18, et, en le situant dans le temps, peut-être pourrait-on aussi situer les événements rapportés au début de ce chapitre.

 

B.   Gallion, proconsul d’Achaïe

 

L’homme est loin d’être un inconnu. Il est évoqué par exemple dans les Annales de Tacite (XV,73), ou bien en Dion Cassius (LX.35, LXII.25) ; à titre anecdotique, mais avec pas mal d’informations, il est aussi évoqué, sous une forme romanesque, dans l’ouvrage de 1905, Sur la pierre blanche, d’Anatole France. Voici un extrait de ce dernier ouvrage :

« En la 804e année depuis la fondation de Rome et la 13e du principat de Claudius César, Junius Annaeus Novatus était proconsul d’Achaïe. Issu d’une famille équestre originaire d’Espagne, fils de Sénèque le Rhéteur et de la vertueuse Helvia, frère d’Annaeus Méla et de ce célèbre Lucius Annaeus, il portait le nom de son père adoptif, le rhéteur Gallion, exilé par Tibère. Sa mère était du sang de Cicéron et il avait hérité de son père, avec d’immenses richesses, l’amour des lettres et de la philosophie. Il lisait les ouvrages des Grecs plus soigneusement encore que ceux des Latins. Une noble inquiétude agitait son esprit. Il était curieux de la physique et de ce qu’on ajoute à la physique. L’activité de son intelligence était si vive, qu’il écoutait des lectures en prenant son bain et qu’il portait sans cesse sur lui, même à la chasse, ses tablettes de cire et son stylet. Dans les loisirs qu’il savait se ménager au milieu des soins les plus graves et des plus vastes travaux, il écrivait des livres sur les questions naturelles et composait des tragédies.

Ses clients et ses affranchis vantaient sa douceur. Il était en effet d’un caractère bienveillant. On n’avait jamais vu qu’il s’abandonnât à la colère. Il considérait la violence comme la pire des faiblesses et la moins pardonnable ».

La question qui a longtemps hanté les lecteurs des Actes n’est donc pas la référence en elle-même, mais, une fois de plus, son exactitude : Gallion a-t-il bien été proconsul d’Achaïe, et quand ? Il se trouve que nous disposons depuis le début du XXe siècle, mais surtout depuis 1970, des fragments d’une inscription, dite de Delphes, qui sont plus précis, encore que disputés. Les détails s’en trouvent dans l’ouvrage de J. Murphy O’Connor sur Corinthe[7]. On y apprend que la découverte a d’abord porté sur quatre fragments édités en 1905, auxquels on en a ajouté trois autres édités en 1913, tous rassemblés et augmentés de deux autres fragments en 1970. L’ensemble se lit ainsi selon Murphy O’Connor[8] :

 

(1) Tiber[ius Claudius Cae]sar Augustinus Ger[manicus, investi de la puis]sance tribunicienne (2) [pour la douzième année, acclamé Empereur pour l]a 26e fois, P[ère de la Pa]tr[ie… envoie son salut à …] (3) Depuis l[ongtemps je suis non seule]ment [favorable envers l]a ci[té] de Delph[es, mais aussi soucieux de sa (4) pros]périté, et j’ai toujours conser[vé l]e culte de l’Apol[lon Pythien. Mais] (5) maintenant [depuis] qu’on dit qu’elle est pri[vé]e de [cito]yens, comme [L. Jun]ius (6) Gallio, mon a[mi] et procon[sul], [me l’a récemment reporté, et désireux que Delphes] (7) retrouve [inta]cte son ancie[nne splendeur, je] vous (plu.) don[ne l’ordre d’in]viter des gens bien-nés, même d’(8)[au]tres cités [à venir à Delphes comme nouveaux habitants, et de] (9) leur accor[der] à eux [et à leurs enfants tous les] privi[lèges des Del]phiens (10) comme cito[yens à égalité]. Car s[i] cer[tains…] (11) sont trans[férés comme cito]yens [dans ces régions…

 

Comme on peut le constater, les trous ne manquent pas, mais il est bien question de puissance tribunicienne, et d’une 26e fois. Je ne vais pas reprendre ici la démonstration proposée par Murphy O’Connor, qui recèle une large part d’hypothèses, mais l’on peut néanmoins tenir le résultat final comme convaincant : la lettre de Claude date de la fin du printemps ou du début de l’été 52. Et comme le proconsulat durait habituellement un an, on déduit que Gallion fut proconsul à cheval sur les années 51-52, disons de mars 51 à mars 52 ou quelques mois plus tard. Ce qui veut dire que Paul aurait comparu devant lui vraisemblablement au début 52, avant de monter à Jérusalem.

Si l’on continue de considérer le récit de Luc comme chronologique, alors le début d’Ac 18 rapporte des événements qui se sont situés au cours de l’année 50. Mais outre le fait qu’on a du mal à comprendre comment Paul aurait pu ou dû attendre cette année-là pour fonder la communauté de Corinthe, alors que le deuxième voyage a été initié dès l’année 40 ou 41, cette continuité chronologique est discutable comme on l’a déjà vu souvent chez Luc : le verset 12 peut parfaitement s’entendre comme relatant des faits qui se sont produits « au moment où » Gallion était proconsul d’Achaïe. On n’est donc pas tenu de rattacher l’édit de Claude à une quelconque année 49 ou 50 : il faut essayer de le dater pour lui-même.

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[1] Je suis largement redevable pour les deux présentations qui vont suivre à Jérôme Murphy O’Connor, Corinthe au temps de saint Paul (Paris : Cerf, 2004), p. 190s.

[2] Prêtre espagnol qui, en 414, à la demande de saint Augustin, entreprend la rédaction de ses Histoires contre les païens. On perd sa trace à partir de 418, et il est peut-être mort à ce moment-là.

[3] Witherington, The Acts of the Apostles : A Socio-Rhetorical Commentary, p. 540.

[4] op. cit. p. 191s.

[5] Gerd Lüdemann, Paul, Apostle to the Gentiles : Studies in Chronology (Philadelphia: Fortress Press, 1984).

[6] Murphy O’Connor, op. cit., p. 194

[7] Murphy O’Connor, Corinthe au temps de saint Paul.

[8] Qui dit s’inspirer de la traduction anglaise de Fitzmyer.

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