Le chapitre 15 des Actes des Apôtres a toujours retenu l’attention des commentateurs, mais souvent moins pour lui-même – alors qu’il occupe une position centrale dans les Actes – que pour le rapport qu’il entretient ou non avec Ga 2 : autrement dit, il est le plus souvent étudié dans le cadre de la théologie paulinienne.
Un article connu, et déjà ancien, de J. Dupont[1] l’atteste. Rappelons-nous donc que ceet auteur rassemblait les propositions les plus importantes, au risque de simplifications, sous quatre chefs[2] :
- celles qui ne reconnaissent aucune correspondance entre Ga 2 et les Actes.
- celles qui font correspondre Ga 2 et Ac 11.
- celles qui font correspondre Ga 2 et Ac 15.
- celles qui proposent une équation plus large Ga 2 = Ac 11 = Ac 15.
Dans cette palette, l’auteur manifestait une nette préférence pour la solution 4, en soulignant qu’elle demandait encore deux précisions :
1. Le choix d’une date pour la rencontre évoquée par Ga 2, avant (= Ac 11) ou après (= Ac 15) le voyage missionnaire présenté en Ac 13-14. Dupont choisit la première hypothèse.
2. La reconnaissance de la fusion par Luc de deux événements différents en Ac 15, l’un concernant la question de la circoncision, l’autre celle de la communauté de table et ayant donné naissance au Décret rapporté dans ce chapitre.
C’est par ce deuxième point, capital, qu’il faut commencer.
A. Le caractère composite et composé d’Ac 15
Ce chapitre 15 est souvent lu comme le récit d’une rencontre à Jérusalem des principaux acteurs de l’évangélisation, sur la question de la circoncision des païens évoquée au verset 1. Pourtant, quelques éléments surprennent : le discours de Pierre évoque un joug impossible à porter (v. 10) quand Jacques parle d’une tracasserie (v. 19) ; et la tracasserie en question trouve une solution (v. 20 et 29) qui n’a rien à voir avec la question de la circoncision, mais bien plutôt avec celle de la commensalité, autrement dit du partage de table entre juifs et païens, une question dont on sait bien qu’elle s’est posée à Antioche d’après le récit de Ga 2,14-20.
Le récit comporte donc deux questions différentes, mais à la suite d’un examen attentif, la trame du récit confirme le caractère composite. Par exemple, le redoublement de l’introduction entre les versets 1-3 et 5-6, dont témoignent les redites, telle « apôtres et anciens pour traiter de ce litige ». Soyons encore plus précis.
Au verset 1, il est difficile de savoir ce que recouvre la désignation « certaines gens (grec : tines) » descendues de Judée : elle laisse penser que Luc ne disposait d’aucune information précise à ce sujet. Ce qui est notable, c’est que l’enseignement attribué par Luc à ces « gens » porte sur la question des moyens du salut (v.2), une question que va trancher Pierre dans un sens favorable à Paul (v.11) ; en d’autres termes, tout le passage obéit à l’exigence théologique d’unité dans l’église si chère à Luc.
Au verset 2, Paul et Barnabé sont donc mentionnés parmi les délégués. On remarque qu’ailleurs, probablement dans les sources de Luc, l’ordre est inverse, et Barnabé passe avant Paul ; du coup cette mention de Paul et Barnabé est certainement de la main de Luc ; mais en outre, force est de se demander si Paul est jamais monté pour une rencontre solennelle spécifiquement consacrée à la circoncision, du moins à l’époque d’Ac 15 et sous cette forme : le verset 3 mentionne un « eux » ou « ils » (grec : Hoi) très évasif, repris au verset 4 dans ce qui a l’allure d’un Sommaire (comparer 14,27) ; les « quelques autres des leurs » du verset 2 pourraient bien suffire à composer cet « eux ».
Le verset 5 est une reprise quelque peu modifiée du verset 1. Les modifications portent sur deux points :
- La circoncision est nettement mise en avant, sans être référée au salut.
- L’observation de la Loi de Moise n’est plus directement liée à cette question de la circoncision.
A l’évidence, ce verset prépare les deux thèmes principaux du chapitre, circoncision et commensalité, et il faut en attribuer la rédaction à Luc. Le verset 6 est lui aussi certainement de rédaction lucanienne : on y rencontre à nouveau l’expression « apôtres et anciens » (déjà aux versets 2 et 4 ; plus loin aux versets 22.23 et en 16,4). Son emploi est pratiquement limité à l’ensemble de la « scène du Concile » : partout ailleurs, et spécialement en 11,30 et 21,18, il n’est question, selon l’usage juif, que des anciens. Comment ne pas penser que Luc, si désireux de marquer la prééminence et la spécificité des apôtres, est seul responsable de l’expression « apôtres et anciens » ?
Remarquons alors qu’ils sont chargés d’examiner cette question (grec : ho logos autos), un singulier :
- Faut-il lui reconnaître une valeur collective ou générique ?
- Ne faut-il pas plutôt admettre que la question de la circoncision a été ajoutée par Luc, et que ces « apôtres et anciens », que l’on retrouvera donc plus loin, ne se sont préoccupés que du problème de la commensalité ?
Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin pour reconnaître que Luc mêle dans son récit deux questions différentes, celle de la circoncision des Gentils, et d’autre part celle des exigences de la commensalité. Mais pour constater aussi que ces deux questions reçoivent des réponses différentes, et, surtout, qu’elles se sont certainement posées à des moments différents de l’histoire : la question de la circoncision est un préalable, celle de la commensalité est un effet de l’admission des Gentils dans les communautés, en particulier celle d’Antioche. Ne soyons pas surpris : dans sa préface à l’évangile, Luc avait pris soin de signaler qu’il « composait », et que le critère chronologique n’était pas premier.
Il est donc temps de se pencher sur la situation chronologique de ces deux questions.
B. Le temps du chapitre 15
La question de la circoncision
Je l’ai dit plus haut, cette question est un préalable, mais un préalable à la mission de Paul dès lors qu’elle lui fait rejoindre les païens. Faut-il considérer que Paul s’est d’emblée tourné vers les païens ? J’ai expliqué ailleurs que Paul a pu être, ou plutôt rester, pendant un certain temps après sa conversion, un judéo-chrétien, ce qui ne le conduisait pas à se tourner d’emblée vers les païens ; c’est d’ailleurs ce que laisse entendre Luc dans les Actes, en montrant notre apôtre préférer une « approche indirecte », via les synagogues : 13,5.14 ; 14,1 ; 17,1-2 etc.
Un de mes amis, Alexis Bunine, vient de reprendre le dossier à travers plusieurs articles[3]. Quelles en sont les principales conclusions ?
Le texte de Ga 1-2 évoque deux montées de Paul à Jérusalem, la première trois ans après (grec : meta) la rencontre de Damas, la deuxième au cours des (grec : dia) quatorze ans qui ont suivi. Cette distinction entre la traduction des deux particules grecques représente l’accent fondamental du travail de Bunine.
La mission paulinienne vers les païens n’a commencé que peu de temps avant la deuxième montée. La mission pétrinienne, autour de la conversion du centurion Corneille, est largement légendaire, dans un récit qui fait écho à la double question de la circoncision et de la commensalité. Mais pour ce qui concerne la circoncision, il ne donne pas de repère. Luc n’a sans doute pas inventé l’événement, mais il lui donne une place particulière pour manifester l’intention divine relayée par Pierre.
La mission évoquée en Ac 13-14 a été insérée à sa place actuelle en déplaçant Ac 15 : elle se situe en réalité après la « conférence de Jérusalem » (rappelons que l’expression renvoie pour Bunine à Ga 2,1-10). L’introduction qu’exigent 15,3-4, se trouve en réalité en 11,27-30 : « Les ch. 13 et 14, qui forment une unité, appartiendraient donc à une couche rédactionnelle plus récente (ayant provoqué l’insertion de 15,1-2) et les vv. 15,3ss devaient dès lors être situés avant eux dans le récit primitif – à savoir à la fin du ch. 11[4] ».
Du point de vue chronologique, la première montée se situe en 37 ap. J. C., la deuxième, et donc la « conférence de Jérusalem », vers 40 ap. J. C. Pour celle-ci, Bunine se heurte à la date traditionnelle de 49 dans la mesure où il serait invraisemblable que l’on ait attendu une telle date pour déterminer les critères d’admission des païens.
Pour résumer, voici la chronologie de Paul telle que me l’a proposée Bunine, et elle donne évidemment un éclairage sur sa lecture des Actes :
Mort de Jésus 30
Conversion de Paul 34/35
Première visite à Jérusalem (Ga 1,18 = Ac 9,26ss) printemps 37
Deuxième visite à Jérusalem (Ga 2,1-10 = Ac 11,27-30 + 15,3-6) 41
Persécution d’Agrippa (Ac 12,1-3) 42
Mission à Chypre et dans le sud de l’Asie Mineure (Ac 13–14) ; collecte à Antioche (cf. Ga 2,10b) 42-46
Incident d’Antioche (Ga 2,11-14 = Ac 15,36-39) 46/47
Mission en Macédoine et en Grèce (Ac 15,40 – 18,17) ; 1 Thessaloniciens 47-51
Rédaction de Galates (à Corinthe, 14 ans après la 1ère visite à Jérusalem) 50/51
Comparution devant Gallion été 51
Voyage en Galatie (Ac 18,23) : mise en route de la collecte (cf. 1 Co 16,1) 51-52
Séjour de deux ans (ou plus) à Ephèse, puis tournée en Macédoine et en Grèce ;
Philippiens, Colossiens, Philémon, 1 et 2 Corinthiens, Romains 52-56
Arrestation à Jérusalem et captivité à Césarée 56
Voyage vers Rome 56-57
Captivité à Rome ; 2 Timothée (?) 57- …
La proposition est intéressante, mais elle se heurte à plusieurs difficultés :
- En premier lieu, bien sûr, la lecture de Ga 2,1 qu’elle suppose. Dans son commentaire de Galates, Burton[5] juge inappropriée une traduction de dia par « au cours de », du fait du verbe employé, anebê. Il aurait pu aussi mentionner la présence du epeita, ensuite. La lecture proposée par Bunine suppose une traduction du type : « dans la période qui a suivi, pendant ces 14 ans qui viennent de s’écouler, je suis monté encore (une fois) à Jérusalem », ce qui, avouons-le, demande pas mal de gloses interprétatives.
- En deuxième lieu, la distance chronologique qu’elle établit entre d’une part la deuxième montée à Jérusalem (41) et l’incident d’Antioche (46-47), d’autre part ce même incident et la rédaction de la lettre aux Galates (51). La lecture de la lettre suggère quelque chose de beaucoup plus ramassé dans le temps.
- En troisième lieu, Bunine paraît fort troublé par les versets de Ga 2,6-9, dans lesquels il discerne quelque interpolation. On peut comprendre sa gêne, dans la mesure où le verset 7 nous dit « voyant que l’évangélisation des incirconcis m’avait été confié comme à Pierre celle des circoncis », ce qui suppose une activité apostolique antérieure tant de Paul que de Pierre dans leurs champs respectifs.
Pour ma part, je bute surtout sur le fait que Bunine parle de « conférence de Jérusalem », sans jamais avoir proposé une analyse d’Ac 15. Certes, je l’ai dit, cette appellation est tirée d’abord de Ga 2 mais, implicitement, Bunine lui trouve une correspondance en Ac 15, ce qui est loin d’être évident. Il me semble en effet que les deux événements rassemblés dans ce chapitre évoquent d’une part la question de la circoncision, qui a nécessairement dû constituer un préalable à la mission de Paul, et donc être traitée dès la première visite[6], d’autre part la question de la commensalité, qui ne s’est posée vraiment qu’après l’incident d’Antioche et la rédaction de Galates : autrement dit, je ne vois pas de correspondance véritable entre Ga 2 et Ac 15, mais bien entre Ga 1,18 et la première visite de Paul à Jérusalem en Ac 9, 11 et 12, entre Ga 2,1 et Ac 18,22 d’autre part.
Remarquons qu’à lire de près Ga 2, la prédication chez les païens ne semble pas du tout un projet, mais une réalité déjà en œuvre, ayant mis Pierre et Paul sur la route (v. 7), ayant provoqué le surgissement de « faux frères » (v. 4) : la raison du débat avec les colonnes semble bien être pour Paul la question de savoir s’il fallait « ajouter » quelque chose à un évangile déjà prêché, et donc le corriger, comme devaient le demander les « faux frères ».
La question de la commensalité
Il s’agit donc de la deuxième question évoquée en Ac 15. Si l’on se demande qui elle a pu concerner, la réponse paraît être : Jacques, qui fait un discours sur ce sujet, et « les apôtres et les anciens », qui sont à l’origine du décret (v. 22-23). Pierre ne semble pas jouer aucun rôle dans le débat, même si, dans la fameuse vision du chapitre 10, la question de la pureté alimentaire est présente (v. 12-15) : elle laisse d’ailleurs la place à celle de l’accueil du païen dans les versets 28-29. On remarquera en outre que si Barnabé et Paul, dans cet ordre, sont présents aux versets 12, ils semblent bien disparaître du récit ensuite et leurs mentions aux versets 22 et 25 relever d’une addition : il est question de Paul et Barnabé au verset 22, mais de Barnabé et Paul au verset 25, et ce n’est pas là une différence sans importance ; il s’agit de choisir « quelques-uns d’entre eux » (v. 22) pour porter la missive, et Jude et Silas paraissent bien être ceux-là ; le verset 30 n’évoque plus que « des délégués » au verset 30, en mentionnant explicitement et seulement « Jude et Silas » au verset 32.
Cette question de la commensalité résulte à l’évidence de l’existence de « communautés mixtes », ce qui interdit d’en faire une question posée à l’origine des communautés chrétiennes, ni non plus une question posée à toutes les communautés. Dès lors, sachant qu’elle est clairement évoquée en Ga 2, comment ne pas songer qu’il existe un lien entre notre récit et celui de Paul dans cette lettre ? C’est pourquoi je propose pour ma part de voir dans ce récit d’Ac 15 une conséquence immédiate de la relation paulinienne de Ga 2 : la question qui a divisé Paul et Pierre exigeait une solution, dont Ac 15 nous donnerait ainsi la clé.
En d’autres termes, le conflit/débat sur la commensalité aurait commencé à Antioche, et aurait conduit à l’envoi d’une délégation à Jérusalem, de peu postérieure à la rédaction de la lettre aux Galates. Cette délégation aurait rencontré Jacques et les anciens, et le débat aurait conduit à la rédaction d’un accord, dont la deuxième partie d’Ac 15 serait l’écho. Chronologiquement, ce conflit/débat se serait produit après le passage de Paul à Antioche tel que Lc l’évoque indirectement en Ac 18,22-23 : « Débarqué à Césarée, (Paul) monta saluer l’Église, puis descendit à Antioche ; après y avoir passé quelque temps… ». Ce qui situe tout à la fois l’incident d’Antioche vers 52 ou 53, et la lettre aux Galates dans la foulée.
___________________________________________
[1] « Les problèmes du Livre des Actes entre 1940 et 1950 », dans Dupont, Études sur les Actes des Apôtres, p. 11-124.
[2] On retrouve quelque chose du même genre dans l’ouvrage de Robert Jewett, A Chronology of Paul’s Life (Philadelphia : Fortress Press, 1979), p. 63-87.
[3]Le dernier en date est Alexis Bunine, “La réception des premiers païens dans l’Église : le témoignage des Actes,” BLE, no. 82 (2007), mais dès la première note, l’auteur fait référence à Alexis Bunine, “Paul : ‘Apôtre des Gentils’ ou… ‘des Juifs d’abord, puis des Grecs’ ?,” ETL, no. 82 (2006) : 35-68.
[4] Cf. sur ce point Les Actes, V, p. 95. Taylor, à la suite de Boismard et Lamouille, persiste néanmoins à rattacher 15,5.13b et ss à 11,18 (p. 202) et 15,3-4 à 11,26 (p. 86), ce qui paraît beaucoup plus difficile à défendre.
[5] Ernest De Witt Burton, A critical and exegetical commentary on the Epistle to the Galatians (Edinburg : T. & T. Clark,, 1971), ad loc.
[6] Bunine fait grand cas de Ga 1,24 : « (les églises de Judée) glorifiaient Dieu à mon sujet », ce qui n’aurait pu être si Paul avait déjà commencé de prêcher aux païens. Mais précisément, à l’époque de sa première visite, il ne l’avait pas encore fait, ni ne le fera nécessairement tout de suite après.