Paul à Jérusalem et Césarée

Avant le dernier voyage qui vient d’être évoqué, Paul a donc rejoint Jérusalem où il va être arrêté, puis transféré à Césarée : ce chapitre prend donc en compte Ac 21,15-26,32. C’est un ensemble largement ponctué de discours : devant les Juifs à Jérusalem (22,1-21), devant le Sanhédrin (23,1-10), devant le gouverneur Félix (24,10-21), devant le roi Agrippa (26,2-23). Quand on sait la « dimension lucanienne » de ces discours, au moins quant à leur fonction et à leur écriture, on se demande ce que ces chapitres nous disent vraiment de Paul : c’est ce que l’on verra d’abord, avant de s’intéresser aux discours évoqués.

 

A.   Le passage à Jérusalem selon Luc

 

Lorsqu’on parcourt les chapitres considérés, on est frappé par les nombreuses mentions temporelles, apparemment de très inégale valeur, figurant en dehors des discours : jour suivant (21,18, avec disparition des ‘nous’), jour suivant (21,26), à la fin des sept jours (21,27), le lendemain (22,30), la nuit suivante (23,11), lorsqu’il fit jour (23,12), dès la troisième heure de la nuit (23,23), le lendemain (23,32), cinq jours plus tard (24,1), quelques jours plus tard (24,24), après deux années révolues (24,27), trois jours après son arrivée dans la province (25,1), après avoir passé chez eux huit à dix jours au plus (25,6), quelques jours plus tard (25,13), comme leur séjour se prolongeait (25,14), demain (25,22), le lendemain donc (25,23).

Comme l’on sait que Luc est capable, le cas échéant, de grande précision, on est forcé de reconnaître qu’à la seule exception de 24,1, et peut-être de 24,27 et 25,1, renseignements qui concernent tous le gouverneur Félix[1], Luc ne dispose pas d’information étendue sur ce séjour jérusalémite[2]. Si bien que les informations concernant la vie de Paul pendant tout ce temps se résument à peu de choses : arrivé à Jérusalem, il a été arrêté à l’instigation de Juifs d’Asie, conduit à la forteresse Antonia, puis transféré un peu plus tard à Césarée pour éviter un complot. Là, il va rester deux ans avant d’être jugé, puis conduit à Rome après un appel à César.

Lorsqu’on considère l’ensemble du récit, on constate que Paul y apparaît comme un personnage majeur, très introduit dans la haute société, porteur d’une forte autorité qui s’impose même à un tribun. Certes, il est citoyen romain, et il l’est par naissance (22,28), mais ce fait ne suffit pas à expliquer l’ensemble du récit. Un commentateur récent, Clayton Lenz[3], estime qu’un tel portrait est une construction lucanienne : il semble beaucoup plus probable, à la manière même dont a vécu Paul, ou du fait de ses connaissances et de sa culture, que Paul appartenait à une frange aisée de la société, avec des représentants de sa famille disséminés dans le Moyen-Orient. Et l’on comprendrait alors très bien que son neveu puisse être écouté comme il l’est.

Mais cela ne nous autorise pas à négliger la part de Luc dans cette présentation. Elle se manifeste au niveau littéraire. On sait en effet que notre auteur cherche autant que faire se peut à modeler ses personnages en fonction de Jésus et de ce qu’il a vécu : dès lors, la présentation au Sanhédrin, précédant celle devant Félix, pourrait bien ressortir de cette préoccupation lucanienne.

Elle se manifeste aussi à un niveau plus théologique. Tous les discours importants, mais aussi toutes les interventions plus limitées de Paul au cours de ces chapitres, visent à montrer qu’il est un juste, respectueux de la loi juive, injustement accusé de troubler la société religieuse de l’époque et du lieu. Il est sûr qu’il s’agit là d’un point important pour Luc, mais il reste que Paul devait penser exactement cela de lui-même si l’on en juge par ce qu’il propose dans ses lettres : il suffit de lire Rm 2 ou 3 pour s’en assurer.

 

B.   Teneur et spécificité des discours

 

Dans son commentaire des Actes, Witherington[4] offre de nombreux aperçus généraux sur l’ensemble des discours dont il va être question.

Il observe en particulier que les débats touchent des questions purement juives, même si les troubles qui en résultent concernent les Romains et justifient la comparution de Paul en jugement devant eux. D’ailleurs, deux de ces discours sont adressés à un auditoire juif, la foule de Jérusalem, puis le roi Agrippa. La question est de savoir « qui est le Messie, quel est le plan de Dieu pour son peuple, qui fait partie de ce peuple, par quel moyen les Gentils y sont-ils inclus ? »[5].

 

Devant les Juifs à Jérusalem

 

Ce discours se présente d’emblée comme une défense (gr. apologia) : il en reprend donc la structure. En premier lieu, v. 1-5, évocation des accréditations (Tarse, Gamaliel, le grand-prêtre, les anciens) ; en deuxième lieu, v. 6-11, les faits, autrement dit la rencontre de Damas ; en troisième lieu, v. 12-16, intervention d’Ananie, à la fois témoin et prophète ; puis, v. 17-21, accréditation ou justification divine. Remarquons que ces différentes unités s’ordonnent aussi selon une progression géographique : Tarse et Jérusalem, soit avant Damas, puis à l’approche de Damas, puis à Damas, enfin à Jérusalem. C’est donc une marche, un itinéraire géographique, mais aussi spirituel.

En effet, le déplacement se situe à un autre endroit, s’il est possible de parler ainsi, à savoir de Dieu à Jésus. Dans la première étape, Paul parle de la mission reçue de la part des autorités juives, et c’est une mission qui va s’exercer au nom de Dieu : le nom de Jésus est soigneusement évité, Paul se présente comme persécuteur de « la Voie » ; la deuxième étape met en scène Jésus apparaissant à Paul et se faisant connaître de lui comme sujet de la persécution ; la troisième étape, avec l’intervention d’Ananie, va permettre de justifier le passage de Dieu à Jésus, en particulier au verset 14 : « le Dieu de nos pères t’a prédestiné à connaître sa volonté, à voir le Juste et à entendre la voix sortie de sa bouche » ; ainsi institué, par Dieu-même, héraut de la bonne nouvelle de Jésus, c’est ce même Jésus auquel Paul va maintenant être confronté au temple, et c’est de lui qu’il reçoit sa nouvelle mission, circonscrite aux païens.

Ce discours nous transmet un certain nombre d’informations sur Paul dont chacune a fait ou fait encore l’objet d’âpres débats :

  • Paul connaît l’araméen, cette « langue hébraïque » dont parle Luc
  • Il bénéficie d’un statut social élevé : citoyen de Tarse et, on l’apprend un peu plus loin, citoyen romain
  • Élevé à Jérusalem aux pieds de Gamaliel
  • Observateur exact de la Loi, ce qui est sans doute une manière de parler de son statut de pharisien
  • Persécuteur des chrétiens sur la recommandation écrite du grand-prêtre et des anciens

 

Je ne vais pas insister sur le statut social de Paul : il est certes vu et contesté par Lentz[6] comme une invention lucanienne, mais sans aucune véritable justification ; même dans ses lettres, la très bonne éducation de Paul, son aptitude à se déplacer dans le monde, ses liens multiples, attestent une culture incontestable qu’il doit certainement à ses origines. Pour ce qui concerne la persécution chrétienne, bien étudiée par Dietzfelbinger[7], elle est revendiquée par Paul lui-même, peut-être un peu grossie par l’apôtre comme par Luc, discutable donc quant à son origine et son étendue, mais incontestable.

De toutes ces informations, la troisième est sans doute la plus importante et la plus débattue : elle pourrait en effet conditionner la connaissance de l’araméen comme son statut de pharisien et son rôle de persécuteur. Aucun consensus n’existe donc à ce sujet.

Ceux qui mettent en doute l’information lucanienne font souvent remarquer que c’était l’intérêt de Luc de rattacher Paul à Jérusalem : tel est le cas de Murphy O’Connor[8]. Sans aucun doute, mais cela n’exige pas pour autant que l’information soit fausse ! Deux autres objections apparaissent plus sérieuses :

  • La première est que Paul ne fait jamais référence à une telle formation jérusalémite, bien plus que sa remarque sur le fait d’être « personnellement inconnu des églises de Judée » en Ga 1,22 s’y opposerait ;
  • et la deuxième est que son enracinement grec, en particulier du point de vue du style des lettres, cadrerait mal avec une éducation à Jérusalem.

La deuxième objection n’a pas le poids qu’il semble dans la mesure où l’on sait maintenant combien l’hellénisme avait fait son lit en Palestine, y compris à Jérusalem[9]. Quant à la première, il est aisé de répondre que, si Paul était personnellement inconnu des églises de Judée, cela ne veut aucunement dire qu’il n’a jamais vécu en Judée avant de rencontrer le Christ : d’ailleurs, Murphy O’Connor lui-même admet que c’est là qu’il a dû recevoir, mais à l’âge adulte, sa formation pharisienne.

Cette remarque de Murphy O’Connor est intéressante parce qu’elle montre l’une des principales objections à une éducation à Tarse : il semble très difficile sinon impossible que Paul ait rencontré là-bas des Pharisiens, que l’on voit difficilement ailleurs qu’à Jérusalem, ne serait-ce que pour préserver leur pureté. Si en revanche, il a été élevé dans cette ville après sa naissance à Tarse, alors, il est facile de comprendre qu’il parle l’araméen, qu’il soit devenu pharisien par zèle pour la Loi, qu’il ait une sœur et un neveu dans cette ville (Ac 23,16), qu’il semble y disposer d’un certain renom puisque le grand-prêtre et les anciens se seraient appuyés sur lui dans leur œuvre de persécution : il y a donc de nombreuses raisons de penser que Luc dit vrai sur cette éducation à Jérusalem[10], même si le fait de l’avoir vécue aux pieds de Gamaliel pourrait être un embellissement ou une exagération.

 

Devant le Sanhédrin

 

Ce discours apparaît assez différent du précédent quant à la forme : il tient plus du dialogue, voire de la confrontation, que du monologue. Il est bien sûr possible de voir dans cette différence l’habileté du rédacteur[11], mais l’évocation du thème de la bonne conscience, très présent chez Paul (cf. Rm 2,15 ; 9,1 ; 1 Co 8,7…), la mention du nom du grand-prêtre, Ananie, et d’une attitude qui, aux dires des historiens, le caractérise bien, l’évocation de l’opposition Pharisiens/Sadducéens habilement utilisée dans un contexte clanique, invitent à reconnaître une source plus précise, une dimension « live »[12].

Jusqu’à maintenant, Paul avait fait face à l’hostilité du peuple juif de Jérusalem, désormais il affronte aussi celle des autorités juives de cette même ville[13], ou du moins d’une partie de ces autorités[14], les plus puissantes, les familles sadducéennes. A la vérité, c’est beaucoup moins Paul qui est en cause que la doctrine – la résurrection – et celui – Jésus le Ressuscité –  qu’il annonce : cf. 23,6. Le discours n’est probablement qu’une restitution, une ébauche : quoi qu’en redise Luc en 24,21, il est difficile de croire que la seule évocation de la résurrection ait déclenché un tel trouble, sans que n’ait été présentée l’activité de Paul ; le verset 9 laisse d’ailleurs clairement entendre que Paul a évoqué la rencontre de Damas. Mais peu importe, ce n’est pas essentiel ici.

L’épisode laisse entendre deux choses : que Paul ne connait pas le grand-prêtre, qu’il est de souche pharisienne. La première conclusion ne s’impose pas absolument, parce qu’il peut y avoir de l’ironie dans le propos ; mais elle reste fort possible dans la mesure où ce grand-prêtre n’a été nommé qu’en 47, puis destitué vers 51-52 : Paul n’a donc pas eu d’occasions de le croiser compte tenu de sa vie missionnaire.

La deuxième conclusion ne nous redit pas seulement que Paul était pharisien, ce que nous savons aussi de sa propre bouche (Ph 3,5), mais qu’il était aussi « fils de pharisiens », au pluriel : ce qui peut vouloir dire qu’il avait eu une éducation pharisienne, mais aussi que ses parents avaient eux-mêmes adopté le pharisaïsme. Dans cette deuxième hypothèse, et si l’on fait crédit à Luc, alors il devient de plus en plus difficile d’imaginer une éducation de Paul ailleurs qu’à Jérusalem.

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[1] En mentionnant que sa femme, Drusille, est d’origine juive, en ajoutant que Félix est fort exactement informé de la Voie (Ac 24,22.24), et on peut penser qu’il l’a été par Drusille, Luc semble bien nous donner aussi sa source d’informations : cette même Drusille.

[2] Sa datation précise est évidemment liée à celle de la présence de Felix, mais celle-ci est éminemment disputée. A. Bunine a écrit deux articles extrêmement pointus sur ce sujet dans la Revue Biblique (vol. 111, 2004), et rappelé que la date de son remplacement est située, selon les auteurs, entre 54 et 61, lui-même proposant la date de 56. Compte tenu de ce que j’ai écrit plus haut, p. 62, je choisirais 58. En toute occurrence, la lecture de l’article de Bunine montre bien combien toute chronologie paulinienne détaillée est difficile à établir, fruit de beaucoup d’hypothèses pas toujours indépendantes, et donc discutable.

[3] John Clayton Lentz, Le portrait de Paul selon Luc dans les Actes des Apôtres (Paris : Cerf, 1998).

[4] Witherington, The Acts of the Apostles : A Socio-Rhetorical Commentary, p. 659s.

[5] op. cit. p. 660.

[6] Lentz, Le portrait de Paul selon Luc dans les Actes des Apôtres.

[7] Christian Dietzfelbinger, Die Berufung des Paulus als Ursprung seiner Theologie (Neukirchen : Neukirchener Verlag, 1985).

[8] Jerome Murphy O’Connor, Paul, A Critical Life (Oxford : Oxford University Press, 1996) p. 33 n. 5 et p. 46. Mais l’argumentation paraît très faible : « nous avons constaté que la proposition d’Unnik de placer toute  l’éducation de Paul à Jérusalem ne prend pas en compte l’objection qu’il est de l’intérêt de Luc de rattacher Paul aussi étroitement que possible à cette cité ». Et alors ? L’intérêt s’oppose-t-il nécessairement à la réalité du fait ?

[9] Tel est l’enjeu d’une thèse classique, Martin Hengel, Judentum und Hellenismus, Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament 10 (Tübingen : J.C.B. Mohr, 1988).

[10] Telle est la position, parmi beaucoup d’autres, de Légasse, Paul Apôtre.

[11] Laquelle se manifeste aussi dans le fait que le tribun, qui joue un rôle important dans tout notre passage, et plus largement dans l’ensemble des chapitres 21-23, n’est nommé que sur la fin, et indirectement (23,25), à travers la lettre qu’il écrit au gouverneur : peut-être s’agit-il de faire de lui le représentant de la puissance romaine.

[12] Un critique aussi rigoureux que Lüdemann admet l’existence de traditions, au moins pour les versets 2-5 (Lüdemann, Early Christianity according to the Traditions in Acts : A Commentaryad loc.

[13] Certains s’interrogent sur le pouvoir qu’avait réellement le tribun de convoquer le Sanhédrin. Mais Witherington explique fort bien qu’en tant que représentant du gouverneur, et dès lors qu’il ne s’agit pas d’une convocation formelle, mais simplement d’une demande d’avis, cela ne pouvait échapper au tribun.

[14] A propos de la question classique de savoir si Luc ferme définitivement la porte aux Juifs dans les Actes, voici un élément de réponse : tous ne s’opposent pas à Paul. Même s’il reste que, dans notre passage, l’attitude juive violente, celle d’Ananie, contraste fortement avec celle du tribun païen, beaucoup plus respectueux de sa loi.

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