Article paru dans Lumière et Vie, mars 2010
Sous le nom de Pastorales, la communauté exégétique rassemble trois lettres : la première et la deuxième lettre à Timothée et la lettre à Tite. L’inscription sous ce nom collectif, qui remonterait au XVIIe siècle, conduit à manifester la singularité de ce corpus par rapport aux autres lettres du Nouveau Testament, mais aussi une certaine homogénéité en termes de contenu et de destinataires, des collaborateurs de Paul auxquels est décrit l’office du Pasteur de l’Église.
En réalité, cette appellation englobante conduit à privilégier l’homogénéité (littéraire, théologique…) sur la singularité, une homogénéité de plus en plus contestée par bien des commentateurs [1], en particulier ceux qui posent ou reposent la question de l’authenticité paulinienne : alors que celle des « Pastorales » est le plus souvent rejetée, une distinction entre les lettres a déjà conduit certains commentateurs à accepter l’authenticité de 2 Timothée. C’est ce que je rappellerai dans une brève évocation historique de la question.
Mais j’essaierai de montrer ensuite que cette authenticité paulinienne pourrait être étendue à l’ensemble de nos trois lettres, à condition d’effectuer un double renversement copernicien : le premier consiste à accepter que ces lettres pourraient être les premières, ou parmi les premières lettres de Paul, le deuxième, corrélatif du premier, que Paul a pu mettre quelque temps à émerger de son judéo-christianisme natif.
I. Diversité des Pastorales
Plusieurs éléments rapprochent nos trois lettres. En voici un bref aperçu :
- Les deux lettres à Timothée ont un destinataire commun.
- La première lettre à Timothée et celle à Tite partagent une dimension pastorale, avec l’attention portée aux épiscopes, diacres, femmes, veuves ou presbytres en 1 Tm, aux presbytres, vieillards, femmes âgées ou jeunes, esclaves chez Tite. Ajoutons la dimension politique en 1 Tm 2,1-2 et Tt 3,1-2.
- Les trois lettres se préoccupent des faux docteurs (1 Tm 4, 2 Tm 2,14s, Tt 1,10s), préoccupation commune qui a certainement joué un rôle prépondérant dans le rapprochement global.
- Enfin, force est de constater certaines proximités de vocabulaire rare, absent en tout cas des autres lettres pauliniennes : celui de la piété (1 Tm 2,2.10 ; 3,16 ; 4,7.8 etc. 2 Tm 3,5.12 ; Tt 1,1 ; 2,12) est peut-être le plus marquant, mais on peut aussi évoquer le terme Apparition (littéralement épiphanie) pour désigner le retour attendu du Christ (1 Tm 6,14 ; 2 Tm 1,10 ; 4,1.8 ; Tt 2,13).
Ces rapprochements incontestables ne doivent pas pourtant masquer des différences, en particulier celles qui mettent 2 Tm à part des deux autres lettres : l’une d’elles a été indirectement évoquée, le fait que la dimension pastorale soit en définitive si peu présente dans cette deuxième lettre. En effet, 2 Tm est une longue lettre d’exhortation et d’encouragement, lettre personnelle qui n’est certes pas sans conséquences ecclésiales, mais qui vise d’abord et avant tout à tracer la route au serviteur du Seigneur (2,24).
J. Murphy O’Connor, dans un article important [2], a mis en lumière d’autres spécificités incontestables de cette lettre, d’ordre christologique ou liturgique, qui la rapproche des autres lettres pauliniennes tout en la distinguant des autres « Pastorales ». Il établit par exemple une opposition, sans doute trop tranchée, entre le geste d’imposition des mains pour la désignation des responsables d’églises, par le presbyterium en 1 Tm 4,14, par Paul en 2 Tm 1,6 : « La variété des tentatives d’harmonisation reflète les contorsions intellectuelles qui naissent inévitablement de tout essai visant à concilier l’inconciliable » (p. 411). Si le jugement de notre commentateur paraît un peu forcé sur ce point, car rien n’empêche de voir là plutôt une simple différence due au fait que le geste pourrait bien n’avoir pas toujours la même signification, il reste que Murphy O’Connor est maintenant devenu un défenseur de l’authenticité paulinienne de 2 Tm. Il est maintenant suivi par Michel Gourgues.
Mais peut-on l’être de cette deuxième lettre sans l’être aussi de la première et de Tite ? C’est ici que l’homogénéité reprend ses droits : les points de contact qui ont été évoqués, avec leur caractère aléatoire, peuvent difficilement être assimilés à des emprunts, et l’idée d’un plagiat à l’intérieur des Pastorales trouve difficilement une justification. En d’autres termes, s’il faut sans aucun doute avec Murphy O’Connor différencier 2 Tm des deux autres lettres dites Pastorales, l’authenticité de ces lettres tient ou tombe en bloc.
Pour la plupart des commentateurs, elle est insoutenable, mais la raison majeure, qui tient beaucoup plus au contenu qu’à la forme comme on va le voir, n’est pas contraignante si l’on se met dans la perspective évoquée dans l’introduction, des lettres qui seraient les premières lettres de Paul, à l’époque où celui-ci était encore bien naturellement marqué par son judéo-christianisme natif.
II. Les deux traits principaux qui s’opposent à l’authenticité
Si plusieurs points sont évoqués par les commentateurs pour nier l’authenticité, les deux principaux sont incontestablement ceux de la forme, autrement dit du vocabulaire et du style, et du fond, autrement dit des thèmes théologiques et de leur place au cœur de la pensée paulinienne.
A – Vocabulaire et style
Ils ont fait l’objet d’innombrables études, à commencer par celle d’Harrison [3] qui a semblé marquer une charge indépassable contre l’authenticité. Il a fallu attendre M. Prior [4] pour montrer les grandes faiblesses de l’étude en question. On pourra se reporter à ces ouvrages, mais point n’est besoin d’entrer dans les détails. L’argumentation stylistique me semble toujours extrêmement douteuse : elle néglige les évolutions possibles, les contextes souvent mal connus qui peuvent générer tel ou tel type de vocabulaire, et la part éventuelle prise par les co-expéditeurs dans la rédaction de la lettre. En fait, si l’on devait estimer a priori les lettres définissant le mieux le style de Paul, ce devrait être les Pastorales qui n’ont que lui pour expéditeur !
Il faut surtout insister sur un point de procédure absolument essentiel et qui échappe à la plupart des exégètes, sans doute parce qu’il est d’ordre mathématique : prétendre démontrer la singularité stylistique des Pastorales en commençant par les isoler du reste du corpus paulinien auquel on le compare constitue une erreur méthodologique, et revient à accepter d’emblée ce que l’on cherche justement à démontrer. La seule méthode acceptable consiste à considérer l’ensemble du corpus, à en définir les caractéristiques, et à déterminer « l’écart » de chaque élément par rapport à l’ensemble : en mathématiques, on parle de variance et d’écart-type. C’est ce qu’a fait A. Kenny [5] en établissant un « portrait-robot » du Corpus Paulinien et en montrant que l’ordre de distanciation par rapport à ce « portrait-robot » est le suivant : Romains, Philippiens, 2 Timothée, 2 Corinthiens, Galates etc.. et, en fin de liste, 1 Corinthiens et Tite etc.
Venons-en donc à la question principale, celle du fond, autrement dit des thèmes théologiques abordés et de leur traitement.
B – Quelques thèmes théologiques et leur traitement
Le lecteur des Pastorales ne peut manquer d’être frappé par le fait que les contacts avec l’œuvre paulinienne dans son ensemble se conjuguent avec des réminiscences judéo-chrétiennes fréquentes.
La « proximité paulinienne » est assez évidente pour 2 Tm : il suffira de considérer par exemple le passage christologique, largement hymnique, de 2,8-13. La lettre à Tite, qui évoque « la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes » (2,11) ou « l’Esprit-Saint répandu sur nous par Jésus-Christ notre Sauveur, afin que justifiés par la grâce du Christ, nous obtenions en espérance l’héritage de la vie éternelle » (3,7), a certainement des résonances fort pauliniennes, même si cette lettre partage avec 2 Tm le vocabulaire de l’« œuvre bonne » (Tt 3,1 ; 2 Tm 2,21 ; 3,17), qui peut surprendre, quoi qu’il en soit de 2 Co 9,8, le lecteur paulinien averti ; 1 Tm (2,1-2) évoque comme Tt (3,1-2) la prière et la soumission aux autorités que l’on retrouvera en Rm 13 ; une expression comme celle que l’on trouve en 1 Tm 2,5 (« Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même ») ne ferait pas rougir le Paul de la lettre aux Galates etc.
Mais le judéo-christianisme affleure souvent. Quand on s’arrête à ce qui est dit des femmes en 1 Tm 2,9-13 ou en Tt 2,3-5, avec l’insistance sur la réserve qui leur convient, sur l’indispensable fécondité ou sur le silence qui leur est demandé [6], la parfaite maîtresse de maison de Pr 31,10-31 ou de Sir 26,13-18 n’est jamais loin.
L’affleurement dont je parle concerne surtout quelques thèmes majeurs comme ceux de la loi, de la foi, de la piété ou de la doctrine. Pour ce qui concerne la loi et la manière dont elle est présentée en 1 Tm 1,8-11, comme une sorte de norme de conduite, une note de la BJ 1973 dit ici l’essentiel : « La Loi, ici, n’est pas bonne parce qu’elle fait connaître le péché comme en Rm 7,7s, ou prépare la venue du Christ, comme en Ga 3,24-25, mais parce qu’elle est nécessaire pour corriger les pécheurs ».
Quant à la foi, Yann Rédalié a fort justement noté : « Si l’importance de la foi se mesure à la quantité des emplois de termes en pist-, alors les Pastorales sont parmi les épîtres où la foi tient la plus grande place. En 1 Tm 1, les termes en pist- se retrouvent une dizaine de fois, spécialement dans les versets 12-17. Mais l’emploi du concept de foi dans les Pastorales est souvent pris comme témoin d’une perte de tension, qui marque toute la distance d’avec la théologie de Paul. Dans plus d’un tiers des références, comme c’est le cas en 1 Tm 1,5.17.19, la foi est accompagnée par des vertus. Mettre la foi en série en la qualifiant d’un adjectif (« une foi sincère », v. 5), c’est, sinon la présenter comme une vertu parmi d’autres, du moins lui faire perdre de son absolu.
Une première comparaison dans l’emploi des termes de racine pist-, montre que les Pastorales jouent sur l’ensemble du champ sémantique du groupe et non seulement sur sa signification religieuse comme chez Paul. Les relations de confiance, de fidélité, de crédibilité ont tendance à prendre de plus en plus de place dans la signification. La foi désigne un statut, la caractéristique générale des chrétiens, voire le christianisme. Elle n’exprime plus toute la densité de l’existence chrétienne, mais plutôt un cadre à maintenir ou à compléter.
Cette évolution de l’emploi des termes est confirmée par l’examen des verbes utilisés avec le terme pistis. Alors que chez Paul les sujets de ces verbes varient, dans les Pastorales, il s’agit toujours du croyant. De plus, lorsque chez Paul le sujet est le croyant, l’expression décrit un être dans la foi ; dans les Pastorales, la foi devient l’objet d’attitudes positives ou négatives selon le jeu des oppositions que nous avons relevé. Il s’agit donc de maintenir et de confirmer la foi considérée comme une grandeur fixe, comme un résultat acquis, en opposition à une déviation présentée comme apostasie. La foi peut devenir l’objet d’un enseignement (un des leitmotivs des Pastorales), qui ne se réduit pas pourtant à un contenu de doctrine, mais met aussi l’accent sur le comportement » [7].
On ne s’étonnera pas que Rédalié soit un fervent défenseur du caractère pseudépigraphique des Pastorales, mais avant d’en venir là, sa remarque nous montre d’abord que le thème de la foi telle qu’il est présent dans ces trois lettres est très différemment abordé des « grandes lettres pauliniennes ». En fait, il est ici encore très proche de la tradition juive où la foi est d’abord fidélité, croyance à des signes, à l’accomplissement d’une parole.
La même remarque pourrait être faite avec le thème de la piété, qui marque les Pastorales (Tt 1,1 et 2,12 ; 1 Tm 2,2 ; 3,16 ; 4,7-8 ; 5,4 ; 6,3.5.6.11 ; 2 Tm 3,5.12), et qu’on ne retrouve pas dans les « grandes lettres ». Dans un précédent article paru dans Lumière et Vie [8], j’avais déjà fait remarquer que, si ce thème est peu représenté dans les Septante, il est en revanche très présent en 4 Mac (5,18.24.31.38 ; 6,2.22.31 ; 9,6.7.29.30 etc.), une œuvre juive pratiquement contemporaine de Paul et d’origine probablement antiochienne, la seconde patrie de l’apôtre.
Ces remarques vont nous suffire pour tirer deux conclusions : les Pastorales, en particulier 2 Tm, entretiennent d’incontestables rapports avec les « grandes » lettres pauliniennes tout en manifestant un enracinement juif encore assez marqué. Peut-on en attribuer la paternité à Paul ?
III. Les Pastorales, œuvres du jeune Paul
Aujourd’hui, une très grande majorité de commentateurs assument le caractère pseudépigraphique des Pastorales, et une petite minorité continue d’en défendre l’authenticité, en les situant tant bien que mal vers la fin de la vie de Paul : ces deux positions se heurtent à de graves difficultés.
Pour les tenants du caractère pseudépigraphique, les rapports incontestables avec le corpus paulinien, en particulier bien sûr pour ce qui concerne 2 Tm, sont déjà une difficulté. Mais il en existe deux autres encore plus grandes :
1) La première est que l’existence d’une pseudépigraphie néotestamentaire est une pétition de principe qui reste absolument à prouver. Qu’une telle pseudépigraphie existe dans le cadre de l’Ancien Testament est une évidence, mais l’on se situe alors dans un cadre chronologique très étendu de quelques siècles. Avec le Nouveau Testament, rien de tel : si l’œuvre considérée est pseudépigraphique, alors elle aurait été écrite dans les années 80, alors que bien des auditeurs et collaborateurs de l’écrivain considéré sont encore vivants, alors qu’une attention soutenue est portée au discernement des écrits et à leur intégration dans un corpus ; que l’on pense au texte bien connu de 2 Th 2,2 [9] : « Ne vous laissez pas trop vite mettre hors de sens ni alarmer par des manifestations de l’Esprit, des paroles ou des lettres données comme venant de nous, et qui vous feraient penser que le Jour du Seigneur est déjà là ». Ajoutons-y l’insistance néotestamentaire sur la fidélité à la tradition apostolique (1 Co 11,2 ; Ga 1,9 ; 2 Co 11,4 ; Rm 16,17 ; 1 Tm 6,20 etc.). Sans parler de la fameuse signature de Paul (1 Co 16,21 ; Ga 6,11 ; Col 4,18 ; 2 Th 3,17), qui constitue un nouvel avertissement sur l’attachement des anciens à l’authenticité.
Ces interrogations, que j’avais déjà présentées dans les articles de Lumière et Vie évoqués plus haut, se trouvent maintenant amplifiées par Peter O’Brien dans son commentaire d’Éphésiens [10]. Je vais donc me permettre de le citer un peu longuement :
« La question n’est pas de savoir s’il a existé des écrits pseudonymiques dans le vieux monde. Il y en a eu, y compris des lettres (même si ce fut en petit nombre). La question est de savoir s’il existe des écrits pseudonymiques dans le Nouveau Testament. Lincoln cite un certain nombre de documents juifs et chrétiens non canoniques comme exemples de littérature pseudonymique, comme si cela devait démontrer la présence de la pseudonymie dans le Nouveau Testament, et manifester qu’Éphésiens faisait partie d’une tradition pseudépigraphique en développement. Mais ceci revient à partir de la conclusion. On peut juger de manière plus convaincante que ces documents, qui ne sont pas canoniques, confirment le fait qu’ils ont été jugés pseudonymiques et n’ont donc pas été reçus dans le canon.
(…) Nous concluons que bien que la pseudonymie fut une convention littéraire largement pratiquée dans le monde ancien, chez les Grecs comme chez les Romains, les Juifs ou les chrétiens, il n’existe aucune évidence claire qu’un document connu pour être frauduleux ait jamais été reçu comme philosophiquement ou religieusement prescriptif. En outre, le phénomène largement répandu des écrits pseudonymiques n’exige pas leur présence dans le Nouveau Testament, et ne montre pas, par exemple, qu’Éphésiens ait été un élément d’une tradition pseudépigraphique en développement. En fait, c’est l’inverse qui est vrai. Les premiers chrétiens savaient comment transmettre les enseignements d’une autorité sans avoir recours au moyen littéraire de la pseudonymie, et il semble qu’ils n’aient eu aucune hâte à attacher des noms apostoliques aux écrits qu’ils estimaient. Plus de la moitié des écrits du Nouveau Testament ne portent pas de noms d’auteurs » [11].
Les tenants de la pseudépigraphie réagissent en suggérant à l’époque l’absence de sentiment de la propriété littéraire, ou l’existence d’écoles johannique ou paulinienne. Sur le premier point, voici ce qu’en écrit Régis Burnet, en conclusion d’une partie consacrée toute entière à cette question : « Il est inexact de prétendre que les Anciens ne possédaient pas le concept de la propriété intellectuelle ; la meilleure preuve, ainsi que le dit Speyer, est fournie par le soin que mettaient les faussaires à imiter leurs modèles pour faire passer leurs écrits pour vrais » [12].
Quant à l’existence d’une école paulinienne, citons à nouveau Burnet : « La difficulté de cette théorie réside dans le fait que l’on n’a aucune mention de ce phénomène d’école dans les écrits authentiquement pauliniens. Il semble qu’au contraire, le relation avec ses collaborateurs ait été comprise par Paul davantage comme une relation de paternité dans la foi ou de respect de l’élection de l’apôtre, plutôt que comme une relation de maître à disciple » [13].
2) Intervient alors la deuxième difficulté : on ne peut que s’étonner qu’un pseudépigraphe écrivant après Paul, et voulant se faire passer pour lui, ait fait preuve de tant de maladresse, ait fait « du mauvais Paul », si distant des lettres de la maturité, en se signalant par un style et une théologie si particuliers, bref se soit paré de judéo-christianisme ; et on ne peut que s’étonner aussi que les églises qui se sont chargées du discernement aient pu se faire abuser de la sorte et accepter dans le canon ce « mauvais Paul ».
A la vérité, la solution pseudépigraphique ne peut être que celle de la dernière chance. Il faut revenir à l’authenticité des Pastorales, mais celle-ci se trouve a priori difficile à défendre dès lors qu’il s’agit de leur trouver une insertion chronologique : généralement, à la suite de Lestapis [14] en particulier, les commentateurs proposent une date vers la fin des années 50, mais comment Paul pourrait-il par exemple écrire, après les lettres aux Galates et aux Romains, ce qu’il écrit de la Loi en 1 Tm 1,8-11 ? Comment pourrait-il utiliser un vocabulaire si spécifique, même si les circonstances sont différentes, sans qu’on en retrouve rien dans des lettres de la même époque ? Comment pourrait-il évoquer la mise en place et l’organisation de communautés qui doivent exister depuis longtemps déjà ?
Il ne reste qu’à oser une révolution copernicienne, à reconnaître dans ces lettres les premières lettres de Paul. Cela exige de voir Paul avec d’autres yeux, et de lire les Pastorales autrement :
1) Voir Paul avec d’autres yeux, autrement dit un homme qui a grandi en christianisme à partir de son pharisaïsme natif, en passant par une phase judéo-chrétienne. Paul ne serait donc pas devenu dès la rencontre du Christ sur le chemin de Damas, le Paul des lettres de la maturité, le Paul de la justification par la foi, le Paul qui a tout compris d’emblée de la nouvelle place de la Loi dans le plan de Dieu…
2) Relire les Pastorales autrement, sans a priori. Donnons quelques exemples. Ne pas faire de l’épiscope l’évêque monarchique que l’on connaîtra bien plus tard dans l’histoire de l’Église [15] ; reconnaître que Paul a pu consacrer ses premières années de ministère à l’organisation des communautés sur le modèle et les principes qu’il connaissait bien des communautés juives, comme d’ailleurs le suggère Luc en Ac 14,23 ; s’interroger avec B. Gineste [16] ; ne pas projeter sur les versets 6 et suivants de 1 Tm 4 (« quant à moi, je suis déjà répandu en libation et le moment de mon départ est venu… ») tout le martyre de Paul, alors même que, quelques versets plus loin, l’apôtre fait des projets, évoque sa délivrance, et semble bien loin de sa fin [17].
Une fois cette révolution copernicienne effectuée, on comprend infiniment mieux que Paul soit le seul expéditeur des lettres, qu’il s’occupe de l’organisation de jeunes églises, qu’on retrouve dans ces lettres certaines affirmations très proches du judéo-christianisme sans jamais que ne s’éloigne totalement le Paul des lettres de la maturité.
[1] Tel est le cas par exemple de Michel Gourgues dans un commentaire tout récent, Les deux lettres à Timothée, la lettre à Tite(Paris, Cerf, 2009) ou de Jerome Murphy O’Connor, dans un article dont je reparlerai plus loin.
[2] J. Murphy O’Connor, « 2 Timothy contrasted with 1 Timothy and Titus », RB 98 (1991), p. 403-418.
[3] P. N. Harrison, The Problem of the Pastoral Epistles, Oxford 1921. Nouveaux développements dans « Important Hypotheses Reconsidered, III. The Authorship of the Pastoral Epistles », dans Exp. Times, 67, p. 77-81 ; et dans Pauline and Pastorals, Londres, 1964.
[4] M. Prior, Paul the Letter-Writer and the Second Letter to Timothy, Coll. « JSNTS n° 23 », Sheffield, 1989.
[5] A. Kenny, A Stylometric Study of the New Testament, Oxford, 1986.
[6] On pense bien sûr à 1 Co 14,34, mais l’authenticité de ce verset est maintenant largement discutée.
[7] Yann Redalié, Paul après Paul. Le temps, le salut, la morale selon les épîtres à Timothée et à Tite, Coll. « Le Monde de la Bible, 31 », Genève, Labor et Fides, 1994, p. 65-66.
[8] Hervé Ponsot, Les Pastorales seraient-elles les premières lettres de Paul ? », dans Lumière et Vie, n° 231, 232 et 233
[9] On dira qu’une telle référence est inopportune, parce que tirée d’une lettre « deutéropaulinienne », mais il importe au contraire, comme il a déjà été signalé, de ne pas présupposer un résultat auquel on voudrait arriver.
[10] Peter O’Brien, The letter to the Ephesians, The Pillar New Testament Commentary (Grand Rapids Mich. : W.B. Eerdmans Pub. Co., 1999), chapitre Paternité et Pseudonymie, p. 37-45.
[11] op. cit. p. 40 et 42.
[12] Régis Burnet, Epitres et lettres, Ier-IIe siècle : de Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, Lectio Divina 192 (Paris : Cerf, 2003), p. 202.
[13] op. cit. p. 204.
[14] S. de Lestapis, L’énigme des Pastorales de saint Paul, Paris, Gabalda, 1976.
[15] Sur ce point, cf. M. Guerra y Gomez, Episcopos y Presbyteros, Evolución semántica de los términos episcopos-presbuteros desde Hómero hasta el siglo segundo despues de JesuCristo, Burgos, 1962.
[16] B. Gineste, « Genomenos en rhômè (2 Tim. 1,17) : Onésiphore a-t-il été à Rome ? », dans RT 1996/1, p. 67-106. L’auteur propose de traduire : « dans un élan de courage, il m’a recherché avec empressement et m’a obtenu » : rien n’indique en effet que le grec rhomê soit le nom propre de la ville de Rome. sur la traduction de 2 Tm 1,17 qui pourrait bien n’évoquer Rome en rien
[17] Sur ce point comme sur d’autres, il faut lire attentivement le livre déjà cité de M. Prior. Voici la traduction de 2 Tm 4,6-8 proposée par l’auteur : « « De mon côté, je me suis dépensé et le temps de ma délivrance est proche. Je me suis engagé dans le bon combat jusqu’à la fin ; je suis resté dans la course jusqu’au bout ; j’ai fait ce qui m’était demandé ».