Fils dans le Fils, cause finale de la théologie paulinienne

Le lecteur qui voudrait aujourd’hui parcourir un ouvrage récent et synthétique concernant la théologie paulinienne n’a que peu de possibilités, surtout s’il souhaite que cet ouvrage soit écrit en français. En anglais, il pourra se référer aux trois ouvrages de Beker[1], Fitzmyer[2] et Dunn[3], en français à quelques traductions comme celle de Becker[4] ; quant à l’ouvrage récent, Paul, une théologie en construction[5], dont l’intérêt est grand, il ne constitue pas, malgré son titre, une présentation systématique de la théologie paulinienne. En revanche, si notre lecteur cherche non une synthèse, mais une présentation théologique de telle ou telle lettre de Paul, il n’aura que l’embarras du choix : en anglais, mentionnons par exemple la série New Testament Theology publiée aux Presses Universitaires de Cambridge.

Cette situation reflète certes deux difficultés liées, celle de concevoir une synthèse qui puisse faire écho à la diversité des lettres de l’apôtre d’une part, celle de trouver un thème fédérateur d’autre part, mais elle résulte sans doute aussi d’un constat, celui d’une grande incertitude sur les lettres à prendre en compte du fait des interrogations sur l’authenticité ou l’intégrité de pas mal d’entre elles : pour le dire abruptement, faute de pouvoir faire de la macro-théologie sur un fondement bien assuré, il semble plus prudent se réfugier dans la micro-théologie…

Désormais, jusque dans l’exégèse catholique, un doute profond sur l’authenticité et de l’intégrité des lettres pauliniennes s’est installé, au moins chez les commentateurs : mes étudiants à l’Institut catholique de Toulouse ou ailleurs savent que les objections avancées continuent de me paraître éminemment subjectives, et largement consécutives de certains préjugés ecclésiologiques ou historiques contestables. Sans parler de l’absence de regard critique sur une pseudépigraphie étonnante qui verrait le jour seulement vingt ou trente années après la mort de Paul, alors que des disciples, des amis, des lecteurs sont encore bien vivants… Ce n’est pas le lieu d’en débattre ici[6], d’autant plus que l’analyse que je proposerai plus bas repose largement sur les « lettres authentiques » de Paul, et pourra toujours se prévaloir d’être au moins une théologie du « Paul canonique ».

 

I. L’importance de la « cause finale » de la théologie paulinienne

 

Après avoir parcouru l’introduction de l’ouvrage de J. C. Beker déjà évoqué, il peut paraître vain de vouloir trouver « le cœur » de la théologie paulinienne : notre auteur montre en effet combien une telle recherche a produit de résultats différents[7], mais il montre surtout qu’elle procède d’une certaine caractérisation de Paul comme un théologien systématique[8]. Or s’il est un résultat pratiquement acquis de la recherche paulinienne récente, c’est que l’apôtre écrivait à des communautés, pour répondre à des problèmes spécifiques, et qu’un tel pragmatisme défie toute systématisation.

Pour justifiée qu’elle soit, une telle position ne devrait pas empêcher de trouver un principe d’organisation de la théologie paulinienne. On dit souvent de Paul qu’il est un « converti », non pas au sens où Dieu l’aurait détourné de sa foi juive, mais au sens où il s’est retourné vers ce Christ qu’il avait longuement combattu. Mais l’apôtre le confesse volontiers, ce retournement n’est pas de son fait : en fait, plutôt qu’un converti, il vaudrait donc mieux dire de Paul qu’il est un appelé, au même titre que n’importe quel prophète. Or il n’est pas d’appel prophétique qui ne porte en lui, de manière plus ou moins claire, un projet divin, lequel se découvre souvent au fil du temps à l’intéressé : on peut vraiment dire ici que « c’est en forgeant que l’on devient forgeron ». Paul porte sans aucun doute en lui depuis cette rencontre ce projet[9], qui est celui de Dieu autant qu’il est le sien, et qu’il va peu à peu préciser et intérioriser.

Où le lecteur d’aujourd’hui a-t-il des chances d’en trouver l’expression ? En premier lieu, probablement dans tout ce qui se rapporte à cette rencontre de Damas, et pas seulement dans les écrits de Paul comme on le verra. Ensuite bien sûr, dans les lettres de la maturité[10], lorsque le temps aura permis de décanter l’appel. Si ce projet existe, il est en quelque sorte la « cause finale » de la vie et de l’œuvre de Paul, à partir de laquelle tout s’ordonne de quelque manière. Il n’est donc nul besoin de faire de Paul un théologien systématique pour déterminer un principe d’organisation de la pensée paulinienne, il faut seulement tâcher de mettre en lumière cette cause finale.

 

II. L’incorporation au Christ chez Paul

 

Paul n’évoque que très peu, et en passant, sa rencontre avec le Christ à Damas : les passages à considérer sont 1 Co 9,1 ; 15,5-10 ; Ga 1,13-17 ; Ph 3,4-11 ; 2 Co 3,4-4,6 ; 5,16-21 ; et ils ont été recensés puis longuement étudiés par S. Kim[11]. Le plus personnel et explicite est celui de Ph 3 : dans ce passage, écrit sans doute dans les années 60, Paul relit en quelque sorte ce que fut sa vie. Et il évoque indirectement la rencontre de Damas dans les termes suivants :

 

À cause de lui (le Christ Jésus) j’ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui… (v. 8b-9a)

 

L’expression importante pour cette étude est la suivante : « être trouvé en lui ». Elle est tout à fait conforme :

 

  • Au récit que nous livre Luc en Ac 9 : lorsque la voix venue du ciel affirme « je suis Jésus que tu persécutes », alors que Paul persécutait des chrétiens, il est clair que, pour l’auteur de ce récit, Jésus est dans les chrétiens et[12] inversement les chrétiens sont en lui. Luc « n’invente » pas Paul, il s’en fait l’écho.
  • À tout ce que Paul suggère par ailleurs à travers les deux expressions bien connues « en Christ » ou « dans le Seigneur ».
  • A l’expérience même qu’a pu et dû être celle de Damas, si l’on s’en rapporte à Ga 3,11-13 pour compléter notre passage : celui que Paul rencontre est ce Jésus que la Loi a condamné, et que Dieu a manifestement justifié puisqu’il est vivant, ressuscité. Il est passé en quelque sorte « de l’autre côté du voile ». Dès lors, le chemin de justification le plus assuré, et donc préférable à tout autre[13], n’est-il pas « de devenir conforme au Christ dans sa mort afin de parvenir si possible à ressusciter d’entre les morts ? » (Ph 3,10b-11).

 

Ce constat sur l’importance pour l’apôtre d’être trouvé « en Christ » n’est pas nouveau, il pourrait être longuement développé, et il justifie qu’un exégète comme Sanders[14] ait pu parler de la théologie de Paul comme d’une « théologie participationniste ». Mais l’adjectif est sans doute même trop faible : il faudrait pratiquement dire « intégrationniste », si l’on peut se permettre un tel néologisme. Et même aller encore plus loin, ou plutôt aborder la question sous un autre angle, à partir de l’utilisation que Paul fait du titre « Fils », et de ce que l’on pourrait appeler ses corrélats, tel le terme « Père ».

 

III. La révélation du « Fils »

 

Si l’on demande à un lecteur ordinaire de Paul le titre de Jésus qui lui semble prévaloir chez Paul, il répondra vraisemblablement : « Christ ». Avec plus de 350 emplois dans l’ensemble du corpus paulinien[15], ce titre est une vedette à part entière : on sait qu’il est devenu tellement commun chez l’apôtre qu’on y voit le compagnon obligé de l’appellation Jésus, et qu’on en oublie qu’il est aussi une confession de foi : « Jésus est le Messie ». Mais l’on devrait aussi évoquer le titre « Seigneur », avec plus de 200 emplois… Face à ces deux géants, le titre de « Fils », avec un peu plus de 15 emplois, ne fait pas le poids !

Si la statistique devient la règle de l’exégèse, rien à dire. Encore que, même dans les statistiques, les pourcentages les plus faibles peuvent aussi être les plus significatifs. Et il pourrait bien en être de même ici aussi. Il vaut donc le coup de se pencher sur ce titre de Fils, comme sur celle qui lui est naturellement liée, celle de Père.

 

III. 1. La titulature « Père »

 

Si l’on s’intéresse d’abord à la titulature « Père », quelques faits sont notables. Et d’abord, elle est presque la seule à être attribuée à Dieu[16], avec une certaine fréquence, sans que l’on puisse trouver que c’était déjà là un usage antérieur à Paul[17] : avant l’ère chrétienne, l’usage est plutôt métaphorique.

Le qualificatif « Père » se rencontre volontiers au début des lettres : 1 Th 1,1 ; 1 Co 1,3 ; 1 Co 1,2 ; Ga 1,3 ; Rm 1,7 …. Dieu y est même dit « notre Père ». Comment ne pas reconnaître alors que, dans ces adresses aux communautés, si importantes pour le développement subséquent des lettres, Paul cherche à souligner une finalité essentielle de la vie chrétienne, « avoir Dieu pour Père » ? Notons en outre que le Père est vu en relation avec le Fils : il est Père du Fils, de ce Fils particulier qu’est Jésus le Messie ; il est le « Père de notre Seigneur Jésus-Christ » : 2 Co 1,3 ; 11,31 ; Rm 15,6 ; Col 1,3 ; Ep 1,3.

Notons en passant que, alors que les contacts entre les lettres de Paul et la tradition synoptique sont notoirement limités, l’un de ces contacts se trouve précisément dans l’emploi du qualificatif Abba adressé à Dieu (Mc 14,36 ; Rm 8,15 ; Ga 4,6). Signe supplémentaire que ce qualificatif reçoit une attention particulière de l’apôtre.

Incontestablement donc, Paul utilise à nouveaux frais le titre de « Père », et il est bien difficile d’échapper à la conclusion que ces emplois répondent désormais à l’existence d’un « Fils ».

 

III. 2. La titulature « Fils »

 

Si l’on en vient à la titulature « Fils », on ne remarque pas assez combien elle est présente en des moments essentiels des lettres aux Galates ou aux Romains.

 

1) Le premier écho du thème filial se trouve en Ga 1,16, dans un passage où Paul décrit brièvement le cœur de son expérience de Damas : « Lorsqu’il plut (à Dieu) … de révéler en moi son Fils… ». Si, en Rm 1,3, comme on le verra plus loin, Paul sera contraint d’avoir recours à la titulature de Fils, rien de tel ici : c’est librement que Paul choisit de définir cette révélation de Damas comme révélation du Fils.

C’est un écho très parallèle que l’on rencontre en 4,4 : « Lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils né d’une femme ». Certes, l’expression stéréotypée (cf. Rm 8,3 ; Jn 5,36 ; 1 Jn 4,9) n’a peut-être rien de spécifiquement paulinien[18], mais il est frappant de constater que c’est à elle que Paul a recours dans ce contexte fondamental d’Incarnation, et que Paul parle aussitôt de l’adoption comme d’une finalité : « pour que nous recevions l’adoption filiale ». On y reviendra plus loin.

Vient alors la fameuse allégorie d’Agar et de Sara, en 4,21-31. Constatons que Paul y développe une nouvelle harmonique du thème filial, celle de liberté.

 

2) Au début de la lettre aux Romains, quoique très brièvement, Paul se présente comme il a l’habitude de le faire. Attentif à revendiquer encore une fois sa qualité d’apôtre, il y ajoute celle d’évangéliste, de héraut de cette bonne nouvelle dont il va développer aussitôt le contenu : il peut s’agir de couper court à toute contestation concernant la foi commune ou, plus probablement dans la mesure où l’élément polémique paraît absent, de manifester l’essentiel de cette foi commune à partir de laquelle Paul pourra se poser en arbitre.

Les commentateurs sont aujourd’hui unanimes sur le point suivant : les versets 3b-4, introduits par les participes « issu de » et « établi », sont l’écho d’une confession de foi antérieure à Paul. On remarquera que celle-ci propose comme finalité de l’œuvre de Jésus son entrée dans la gloire comme « fils de Dieu », comme si se trouvait résumé là, sur l’arrière-fond des psaumes 2 et 110, l’essentiel de ce à quoi il pouvait prétendre.

L’inconvénient majeur de cette tradition, probablement bien connue des lecteurs de Paul, est qu’elle présente une tonalité « adoptianiste », en laissant entendre que Jésus est devenu fils sans l’être à sa naissance. Paul reprend donc et corrige cette confession, en l’apposant au qualificatif de Fils : ce faisant, il manifeste tout à la fois qu’il reconnaît l’importance du thème, mais aussi que Jésus est fils de toute éternité ; il l’est seulement devenu avec « (plus de) puissance ».

Quelques lignes plus loin, en 1,9, Paul emploie une expression frappante : il se targue d’annoncer l’ « évangile de son Fils ». Il reprend là, de manière encore plus ramassée, ce qu’il avait écrit dans les versets 1-2 : « l’évangile de Dieu concerne son Fils ». Il aurait pu toutefois, nul ne s’en serait étonné, parler de « l’évangile du Christ » (Rm 15,19 ; 1 Co 9,12 2 Co 2,12 etc.) ; on peut légitimement penser qu’en agissant autrement, Paul veut marquer combien cette révélation du Fils est essentielle pour l’évangile, et spécialement pour l’évangile qu’il est chargé d’annoncer[19].

 

Cette révélation du Fils est donc primordiale en tant qu’elle paraît se trouver au cœur de la rencontre de Damas. Mais Paul va découvrir qu’elle est essentielle d’un autre point de vue, en tant qu’elle constitue aussi un aboutissement, celui qui est proposé aux chrétiens : être fils dans le Fils unique. Il faut pour s’en rendre compte s’arrêter sur deux autres passages de la lettre aux Romains, les chapitres 4 et 8, sur un passage de la 1ère lettre aux Corinthiens, le chapitre 15, et sur un le premier chapitre d’Éphésiens, qui partagent une certaine tonalité eschatologique.

 

IV. L’adoption filiale, cause finale de la théologie paulinienne

 

Commençons par 1 Co 15 car ce sera bref. En ce chapitre, Paul traite entre autres choses des modalités de la résurrection, ce qui l’amène à considérer à partir du verset 22 la fin des temps. Or, quand il est question du ressuscité remettant le Royaume à Dieu, qui justement n’est pas dit son Père dans ce passage, c’est sous le titre de Fils que Paul l’évoque au verset 28 : doit-on penser que c’est le thème de la soumission, présent dans ce verset, qui a entraîné le recours à cette titulature ? Il me semble plutôt que c’est le contexte eschatologique : le Fils, qui était au début de la vocation de Paul, et d’une certaine manière des chrétiens, se retrouve aussi à l’aboutissement de cette vocation : c’est dans le Fils que tout a commencé, c’est aussi dans le Fils que tout s’achève. La lettre aux Romains va le confirmer, mais, à sa manière, la lettre aux Éphésiens le fait aussi.

 

Ceux qui refusent aujourd’hui l’authenticité paulinienne d’Éphésiens n’en considèrent pas moins que la lettre appartient à son école, et qu’elle développe bien des traits caractéristiques de la pensée de l’apôtre. Tel paraît bien être le cas dans le premier chapitre. Ici, ce qui frappe le lecteur est l’accumulation des « en lui » (v. 4.9 –ici peut-être le Père-. 11.13), doublés des « dans le Christ » ou « dans le Bien-Aimé » (v. 3.6.12) ; or, ce qui est contemplé, c’est la création à l’origine (v. 4) comme dans son accomplissement (v. 5). La finalité de la vie chrétienne consiste donc à la retrouver dans le Christ comme elle a commencé dans le Christ : et le terme qui permet à l’auteur de dire cela est celui d’adoption filiale, comprise comme cause finale de l’action divine (v. 5). C’est exactement ce que nous rencontrons aussi en Ga 4,4-5, déjà brièvement évoqué plus haut : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale ».

Cette pensée rejoint complètement aussi, on va le voir, celle qui s’exprime dans la lettre aux Romains, ce qui n’étonnera pas bien sûr ceux qui considèrent Éphésiens comme une lettre authentique de Paul.

 

Le chapitre 8 de la lettre aux Romains conclut l’ensemble qui va de 1 à 8, et qui s’inscrit dans une certaine trame chronologique : pour faire bref, disons qu’après avoir constaté qu’il y avait du péché dans le monde, et que tous ont péché (ch. 1-4), l’apôtre relate la venue du Christ dans ce monde et ses conséquences (ch. 5-7), avant de situer le rôle de l’Esprit (ch. 8), en particulier dans la perspective de la consommation finale (8,28-30). Ce sont ces derniers versets qui importent ici. En voici la teneur :

 

28 Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, avec ceux qu’il a appelés selon son dessein. 29 Car ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères ; 30 et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés.

 

J’ai présenté ailleurs, il y a déjà longtemps[20], une analyse de ces versets, justifiant d’y reconnaître une hymne primitive à trois termes :

 

Ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi appelés ;

Ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ;

Ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés.

 

J’écrivais alors ensuite : « On perçoit clairement une confession de foi liturgique, d’origine probablement baptismale, décrivant tout le processus salvifique vécu par le chrétien du baptême à son entrée dans la gloire du ciel.

Ce processus, Paul le précise par l’insertion dans l’hymne d’une glose christologique. La ‘préconnaissance’ est pour lui une ‘prédestination’, sans doute en ce sens qu’elle assigne aux élus un mode particulier de sanctification et d’entrée dans la gloire : par adoption, et donc par une conformation progressive à l’image du Fils. Pour Paul, le processus salvifique divin – que l’on me pardonne le néologisme qui va suivre – est une «’christologisation’ du croyant (cf. 2 Co 3,18) : celui-ci se trouve reconduit, en Christ, à la condition adamique primitive et donc à la gloire du paradis ».

Aujourd’hui, plutôt que ‘christologisation’, parce que le Christ est unique, j’userais plutôt d’un autre néologisme, celui de ‘filialisation’, qui consiste à devenir fils dans le Fils unique. Pour le reste, il paraît clair, tant dans le texte lui-même que dans le contexte et le développement de la pensée paulinienne du chapitre 1 au chapitre 8, que cette « filialisation » est aux yeux de l’apôtre, la finalité de tout ce plan divin qu’il appelle « prothesis » (v. 28). Il reste pourtant une question : cette filialisation touche-t-elle tous les peuples, païens compris, ou est-elle réservée au peuple élu ? C’est ici qu’il importe de revenir au chapitre 4, qui marque la fin de la première étape du raisonnement dans l’ensemble 1-8 : en gros, il va s’agir d’affirmer que tous ont péché mais aussi, c’est là la nouveauté « démontrée » au chapitre 4, que tous l’ont fait comme des fils rebelles.

 

Une fois de plus, il est difficile de reprendre en un court article ce qui a fait d’abord l’objet d’une thèse non publiée[21], qui a été repris ensuite dans un ouvrage[22], et qui a été très largement approuvé enfin par l’un des directeurs de la thèse puisqu’il s’en est servi dans un ouvrage[23]. Voici la conclusion essentielle : en Rm 4, Paul ne cherche pas à justifier la justification par la foi, mais bien plutôt l’unique paternité d’Abraham, et au-delà de lui, de Dieu sur tous les hommes, païens y compris ; il s’agit en effet par là de donner un statut aux païens. Dès lors, la justification par la foi apparaît comme le moyen et non la fin du propos de l’apôtre.

A l’époque où a été publiée cette thèse, elle faisait grand cas d’un article de R. B. Hays qui invitait à reprendre une traduction ancienne[24] de Rm 4,1 : « Que dirons-nous donc ? Avons-nous trouvé qu’Abraham soit notre ancêtre selon la chair ? ». Cette proposition n’est pas absolument nécessaire à la thèse[25], mais elle lui apporte néanmoins un bon soutien : elle indique clairement que la finalité du chapitre est d’évoquer l’universelle paternité d’Abraham sur tous les hommes. Dans les années 80, elle n’avait pas eu beaucoup d’écho, sinon dans les ouvrages qui viennent d’être évoqués plus haut ; elle vient pourtant d’être reprise et développée plus récemment[26].

 

V. Conclusion

 

L’universelle filiation est donc absolument corrélative de l’universelle paternité : et pour Paul, c’est cette filiation que tout homme est appelé à retrouver en faisant corps avec le Fils unique, dans sa vie comme dans sa mort. Mais si cette conviction faisait déjà partie de la rencontre de Damas, comment s’expliquer qu’elle n’apparaisse pas plus tôt dans les lettres de l’apôtre ?

D’abord, il importe de noter que, dans la chronologie traditionnelle, il n’existe pas beaucoup de lettres de Paul qui précèdent les lettres de la maturité : les commentateurs ne proposent guère que les deux lettres aux Thessaloniciens, et encore l’authenticité de la deuxième est-elle souvent mise en doute aujourd’hui. Certains proposent en outre Philippiens et Philémon, voire 1 Corinthiens[27].

En fait, il serait faux de dire que la thématique filiale n’est pas présente dans ces lettres : il serait plus vrai de dire qu’elle n’y est pas développée de manière particulière. Si l’on prend par exemple la première lettre aux Thessaloniciens, habituellement datée du début des années 50, on voit que le qualificatif de Père attribué à Dieu figure d’emblée dans les début de la lettre : v. 1 et 3 (voir de nouveau en 3,11.13). Un peu plus loin, au verset 10, dans une formule qui pourrait bien avoir une origine liturgique, Paul évoque le retour de Jésus, autrement dit oriente ses auditeurs vers la consommation des temps, et c’est le qualificatif Fils, conformément à tout ce que nous avons vu plus haut, qui apparaît alors…

S’il faut compter la lettre aux Philippiens parmi les lettres anciennes de Paul, comme le fait la BJ, alors force est toutefois de reconnaître que le thème filial en est quasi-absent : on ne trouve qu’une fois le titre de Père en 1,2, aucune mention du Fils, une prééminence écrasante et presque exclusive de la titulature Christ. Mais ne faut-il pas poser la question autrement, et se demander pourquoi la thématique filiale devrait se trouver aussi en Philippiens ? Eh ! bien non, pour essentielle et compréhensive qu’elle soit pour Paul, cette thématique ne s’impose pas à tout propos, en particulier parce qu’elle a une origine et une visée particulières, la réconciliation des chrétiens d’origine juive avec ceux d’origine païenne, une problématique qui n’est pas celle de la lettre aux Philippiens[28]. Il est en revanche, pour la même raison, légitime qu’on la retrouve avec une certaine ampleur dans les lettres comme Galates, Romains, Éphésiens, où cette problématique est importante.

S’il est vrai que les contextes locaux jouent un grand rôle dans le contenu des lettres, et peuvent donc conduire l’apôtre à négliger cette thématique, comme en Philippiens, cela n’interdit en rien d’en faire l’axe central de la pensée paulinienne, ce que j’ai appelé la cause finale : parce que les points les plus originaux de la théologie paulinienne, tels la loi, le péché, la liberté chrétienne, l’eschatologie, le salut, le rapport Juifs/Païens, et tant d’autres, ont été développés et doivent s’évaluer par rapport à lui.


[1] J. C. Beker, Paul the Apostle, The Triump of God in Life and Thought, Édimbourg, T&T Clark, 1980.

[2] J. A. Fitzmyer, Paul and His Theology : A Brief Sketch, Englewood Cliffs NJ, Prentice Hall, 21989.

[3] J. D. G. Dunn, The Theology of Paul the Apostle, Édimbourg, T&T Clark, 1998.

[4] J. Becker, Paul, l’apôtre des nations, Paris, Cerf, 1995. Traduction d’un original allemand. Quelles que soient leurs valeurs, il me paraît difficile de compter le Paul apôtre de S. Légasse (Fides/Cerf, 1991), ou le Saint Paul de M. F. Baslez (Fayard, 1991) comme des ouvrages de synthèse théologique.

[5] Paul, une théologie en construction, A. Dettwiler, J. D. Kaestli et D. Marguerat éd., Coll. « Le Monde de la Bible » n° 51, Genève, Labor et Fides, 2004.

[6] Je ne peux que renvoyer à mon article sur les Pastorales (Lumière et Vie n° 231, 232 et 233), comme à celui sur le « Concile de Jérusalem » (« Peut-on encore parler de Concile de Jérusalem ? », dans RB N° 4, oct. 2002, p. 556-586).

[7] Dans l’ouvrage évoqué plus haut, Paul, une théologie en construction, trois propositions sont pourtant faites : la croix, comme principe de construction de la théologie paulinienne, par J. Zumstein ; le présent du salut, centre de la pensée paulinienne, par U. Schnelle ; la vérité de l’évangile et la création nouvelle, par F. Vouga. Tout cela est sans doute le signe que l’on ne peut se passer de la détermination d’un principe d’organisation de la pensée paulinienne.

[8] op. cit. p. 12-14 et 27s.

[9] Telle est sans doute la raison pour laquelle des exégètes comme S. Kim (The Origin of Paul’s Gospel, Tubingue, Mohr, 1981) ou C. Dietzfelbinger (Die Berufung des Paulus als Ursprung seiner Theologie, WMANT 58, Neukirche/Vluyn, 1985), qui ont longuement réfléchi sur l’épisode de la rencontre de Damas, osent affirmer que cette rencontre porte en germe tout ce que deviendra Paul ensuite.

[10] Bien sûr, se pose la question de la situation chronologique des lettres de Paul : si l’on a peu de problèmes pour Romains et les deux lettres aux Corinthiens, presque unanimement datées des années 57-58, il n’en va pas de même de la lettre aux Galates. Alors même que je la date pour ma part de l’année 53, j’ai préféré l’inclure : le résultat final n’en sera pas changé.

[11] op. cit. p. 31 pour la recension.

[12] Et et non pas ou : les deux propositions sont vraies en même temps, et il faut garder cette indistinction.

[13] « Préférable à » plutôt qu’ « exclusif de » : si le sort de la Loi paraît joué dans la lettre Galates, la question sera reprise et approfondie dans la lettre aux Romains, en particulier dans la phrase fameuse et débattue « Christ est la fin de la Loi » (10,4), dont je reste convaincu qu’elle situe le Christ au cœur de la Loi, par-delà le voile évoqué en 2 Co 3. La Loi peut donc bien « nous servir de pédagogue jusqu’au Christ » (Ga 3,24), à condition de l’accueillir pour ce qu’elle est, un chemin et non une fin.

[14] E. P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, A Comparison of Patterns of Religion, Philadelphie, Fortress Press, 1977.

[15] L’expression « corpus paulinien » inclut les Pastorales : autrement dit, il recouvre les 13 lettres attribuées à Paul par le canon.

[16] Peut-on en effet considérer comme un titre l’ « éternel » de Rm 16,26, qui appartient à une unité souvent considérée comme interpolation, ou le « vivant » de 2 Co 3,3, le « Dieu de consolation » de 2 Co 1,4 ou les « Dieu de la paix » de 1 Co 14,33, Rm 15,33 et 16,20 ?

[17] A ce sujet, voir par exemple l’ouvrage de W. Marchel, Abba, Père ! La prière du Christ et des chrétiens, Coll. « AnBib 19A », Rome, Institut Biblique Pontifical, 1971.

[18] La spécificité paulinienne, âprement discutée, est longuement défendue par S. Kim, The Origin of Paul’s Gospel, Tubingue, Mohr, 1981, qui écrit p. 114 : « C’est notre thèse que les idées de préexistence, de médiation dans la création, d’envoi et de ‘livraison’ du Fils de Dieu forment une contribution paulinienne, et qu’elles sont en définitive fondées dans l’expérience de Paul à Damas ».

[19] Paul emploie à deux reprises (Ga 2,6 ; Rm 2,16) l’expression « mon évangile ». Serait-ce qu’il existe plusieurs évangiles ? La réponse, résolument négative est donnée en Ga 1,7-8. La spécificité de l’évangile paulinien tient à son contenu – un Fils – , à son origine – par révélation, – et à sa forme – une méditation de l’Ancien Testament dont Rm 9-11 pourrait bien être une très ancienne illustration.

[20] H. Ponsot, Une introduction à la lettre aux Romains, Paris, Cerf, 1988, p. 136-139.

[21] H. Ponsot, Abraham dans la théologie paulinienne, Université de Paris-Sorbonne/Institut Catholique de Paris, Paris, 1985

[22] Celui sur la lettre aux Romains cité plus haut.

[23] Ch. Perrot, L’épître aux Romains, Cahiers Évangile n° 65, Paris, 1988 : l’auteur a omis de citer ses sources…

[24] Celle de Lietzmann.

[25] Le fait que selon la tradition rabbinique, et plus largement juive, certains aphorismes proclament que “les païens n’ont pas de père » (Ruth Rabba 2,13 sur 1,8 ; Yebamot 98a ; Pesiqta Rabbati 23-24, 122a11), me semble tout aussi décisif.

[26] M. Cranford, “Abraham in Romans 4 : The Father of All who believe”, dans NTS 41 (1995), p. 71-88.

[27] Tableau chronologique de la Bible de Jérusalem, dans son édition 1998. Pour ma part, j’adjoins les Pastorales, lettres du jeune Paul, encore très marqué par son éducation juive, en particulier pharisienne : voir l’article cité plus haut.

[28] Ni non plus celle des Pastorales.

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