Quand Paul évoque en 1 Co 2 ses capacités personnelles dans le domaine de l’expression orale, il est très net : « Quand je suis venu chez vous, frères, ce n’est pas avec le prestige de la parole ou de la sagesse que je suis venu pour annoncer le mystère de Dieu (…) Ma parole et ma prédication n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse ». Ailleurs, en 2 Co 10,9-10, il compare cette expression orale à l’expression écrite : « Je ne veux pas avoir l’air de vous effrayer par mes lettres, car ses lettres, dit-on, ont du poids et de la force ; mais, une fois présent, il est faible et sa parole est nulle ».
Bon à l’écrit, mauvais à l’oral : voilà le carnet scolaire de l’ « élève Paul » tel que l’indiquent ses lettres. Il faut certainement faire la part des choses ; lorsque Paul soutient en 1 Co que sa parole est nulle, cette affirmation a une incidence théologique : il s’agit pour l’apôtre de faire comprendre que les beaux discours masquent la réalité de la croix du Christ.
Mais le problème se complique car, s’il est impossible à l’examinateur d’aujourd’hui d’évaluer la justesse de l’appréciation portée sur l’oral, il ne lui est peut-être pas possible non plus de juger de l’écrit. Car il faut avoir préalablement répondu à une question difficile : ces lettres sont-elles « vraiment » de Paul ? Sont-elles bien sorties de sa propre plume ? A. Brunot l’a pensé autrefois et l’on peut se reporter à son étude [1]. Mais il est légitime aujourd’hui de se demander la pertinence d’un tel travail. Dans son brillant ouvrage sur le style de Paul, déjà évoqué plus haut lorsqu’il a été question des Pastorales, J. Murphy O’Connor a montré que, compte tenu de la part incontestable prise par les secrétaires et surtout par les co-auteurs, on ne peut qu’être très réticent à parler du « style » de Paul [2] : « Dans l’incapacité où nous sommes de déterminer avec précision la contribution d’un coauteur, de délimiter l’importance du travail de secrétariat, de décider du nombre de secrétaires utilisés, il nous est impossible de définir un style de Paul, qui permettrait de repérer des divergences significatives par rapport à la norme » [3].
Je l’ai souligné plus haut : si les Pastorales sont des lettres authentiques de Paul, alors, en l’absence de coauteurs, elles sont les seules à nous permettre de déterminer le style de Paul. Mais alors, du Paul des origines, des années 40…
Faut-il alors fermer ce chapitre aussitôt après l’avoir ouvert ? Non, car s’il s’agit seulement de préciser quelques procédés ou genres littéraires utiles à connaître employés dans les lettres, qu’ils soient ou non directement de l’apôtre, alors un tel travail reste non seulement possible, mais encore utile dans la mesure où il favorise une meilleure lecture des lettres. Par commodité, et faute de pouvoir rendre à chacun ce qui lui revient, nous continuerons donc de parler plus loin de Paul comme s’il était l’unique rédacteur de ses lettres.
Les commentateurs, au fil du temps, ont mis l’accent d’abord sur le style diatribique, puis sur le style rhétorique : quand bien même la diatribe peut apparaître comme un procédé de la rhétorique, on ne peut tout à fait confondre les deux. Peut-on parler d’un style apocalyptique ? Sans doute si l’on considère l’Apocalypse de saint Jean : mais il est difficile de situer dans le même genre les lettres de Paul, à l’exception de quelques passages dans les lettres aux Thessaloniciens. Il vaut donc sans doute mieux traiter de cette influence apocalyptique éventuelle au niveau du contenu, à propos de la théologie paulinienne. En revanche, il existe certains procédés littéraires spécifiques aux lettres de Paul, qui, sans constituer un style, méritent d’être mentionnés. On considérera donc successivement le style rhétorique, puis la spécificité diatribique, avant de s’intéresser aux procédés littéraires particuliers des lettres.
I. La rhétorique
I. 1. Présentation
Depuis plus de vingt ans, les commentateurs de Paul ont remis au premier plan de leurs études sur le style et le contenu des lettres de l’apôtre la considération des genres et des procédés issus de la rhétorique gréco-romaine. Rappelons que les principes en sont connus à partir de quelques ouvrages majeurs [4] :
- Les œuvres de la maturité de Cicéron (De oratore, Oratoriae partitiones, De optimo genere oratorum etc.)
- L’ouvrage anonyme Rhetorica ad Herrenium
- L’Institutio oratoria de Quintilien
Nos auteurs reconnaissent trois genres principaux dans le discours, et Murphy O’Connor [5] les synthétise dans un tableau, qu’il sait bien sûr réducteur :
Éloquence délibérative |
|
Objectif | Obtenir l’adoption ou l’abandon d’une action |
Méthode | La persuasion ou la dissuasion |
Auditoire | Doit prendre une décision |
Temps | L’avenir |
Éloquence judiciaire |
|
Objectif | Obtenir que justice soit faite |
Méthode | Accusation ou défense |
Auditoire | Doit prendre une décision |
Temps | Le passé |
Éloquence démonstrative |
|
Objectif | Célébrer des valeurs communes en montrant que quelqu’un est ou non digne d’honneurs |
Méthode | L’éloge ou le blâme |
Auditoire | Simple spectateur de l’art de l’orateur |
Temps | Le présent |
H.D. Betz, dans une étude préparant son commentaire de Galates [6], a largement contribué à cette orientation. Il « distribue » la lettre aux Galates selon le schéma suivant, hérité de Quintilien et de Cicéron :
- Exordium : 1,6-11
- Narratio : 1,12-2,14
- Propositio : 2,15-21
- Probatio : 3,1-4,31
- Exhortatio : 5,1-6,10
- Conclusio : 6,11-18
Toute séduisante et suggestive qu’elle soit, et rejoignant d’ailleurs d’autres structurations établies à partir de principes différents, cette distribution – qui est plutôt une mise en forme logique – a quelque chose d’un peu forcé [7] qui conduit son auteur à se justifier au fil du commentaire. On notera en particulier cette remarque : « Il est plutôt étonnant de constater que la parénèse (ou exhortation) ne joue qu’un rôle marginal dans les livres anciens de rhétorique, sinon même dans la rhétorique elle-même » [8]. Le meilleur commentaire de cette tentative de Betz est celui que fournit W.D. Davies dans une longue recension de l’ouvrage de Betz : « Betz a tendance à (…) aller trop directement du monde gréco-romain à l’interprétation de Galates (…) Ce serait un mauvais service à rendre à l’apôtre de confondre le moyen et le message, de se concentrer sur la forme au point de ne pas donner la priorité à l’interprétation pour ce qui concerne la substance de la lettre » [9].
Plus largement, notre recenseur dénonce dans le commentaire de Betz la négligence des liens de Paul et de son environnement avec le judaïsme , et c’est bien ce qui frappe le lecteur : la rigidité de l’analyse formelle menée par Betz se conjugue avec, et résulte pour une part d’une négligence de la « judaïté » de Paul et de ceux qui l’ont aidé dans la composition de ses lettres.
Pourtant, l’application d’un modèle rhétorique aux lettres de Paul n’a cessé de gagner de nouveaux défenseurs, en particulier à la suite du travail pionnier de Kennedy, New Testament Interpretation through Rhetorical Criticism [10]. En langue française, l’un de ses grands protagonistes actuels est J. N. Aletti, dans l’ensemble de ses commentaires de la lettre aux Romains [11]. Remarquons toutefois que celui-ci sait le plus souvent se montrer prudent dans son appréciation de l’importance du modèle rhétorique dans les lettres pauliniennes : « Certes, l’épître reste une lettre, et obéit également aux lois du genre épistolaire ; à l’oublier, trop d’approches rhétoriques récentes tombent dans l’arbitraire » [12].
On est d’autant plus étonné de constater de lire tout récemment sous sa plume : « L’expérience me fait dire que si l’on connaît mal -ou, si l’on ignore, ce qui est plus grave- la rhétorique paulinienne, on ne peut que se méprendre sur les affirmations théologiques concernant la Loi, la justification, et les autres thèmes encore et toujours discutés aujourd’hui » [13]. L’article en question donne au lecteur le sentiment que le moule dogmatique qui avait sévi au début du XXe siècle dans la lecture de l’oeuvre de Paul laisse la place en ce début de XXIe à un moule rhétorique, laissant de côté l’un des points essentiels de la recherche récente : les lettres de Paul sont des lettres ! Ce que ne manque pas de rappeler d’ailleurs avec force, quelques pages plus loin, G. Barbaglio : « Le souci de définir le genre des lettres de Paul est encore plus nettement au centre des études rhétoriques, qui prévalent aujourd’hui dans de nombreux secteurs de la recherche biblique, en particulier dans la rechercher paulinienne, au point de devenir une mode un peu répétitive et scholastique » [14]. Et plus loin, de manière en encore plus sévère : « J’irais jusqu’à dire que les canons de la rhétorique sont des camisoles de force, imposées à des écrits qui se caractérisent par la grande variété des situations concrètes des destinataires et de l’expéditeur, et par la multiplicité des buts poursuivis par l’apôtre dans ses réponses épistolaires » [15].
L’heure est sans doute venue de tenter une évaluation, et l’ouvrage de Murphy O’Connor, déjà cité, sur l’art épistolaire va considérablement nous y aider.
I. 2. Évaluation
Comme il vient d’être rappelé, J.N. Aletti, fervent défenseur de la prise en compte des principes rhétoriques dans l’oeuvre de Paul, n’en est pas moins d’une très grande prudence. Citons-le un peu longuement :
« Quelques-unes des études rhétoriques récentes ne peuvent pas ne pas provoquer le doute, tant elles restent formelles, tant leur manière d’accorder les épîtres pauliniennes – en particulier Rm – à l’ordonnancement des discours grecs semble artificielle (…) La voie la plus sûre n’est pas de chercher à faire coïncider Rm avec un modèle qu’il est censé reproduire fidèlement, mais de déterminer les différentes unités argumentatives ou logiques, en voyant comment, de proche en proche, elles s’enchaînent et s’articulent. Ce faisant, on évite d’imposer à notre épître un modèle auquel elle n’obéit pas nécessairement en toutes ses parties et l’on garde la souplesse qui est l’une des caractéristiques du discours paulinien » [16].
La même prudence se retrouve sous la plume de Murphy O’Connor. Après avoir présenté les différentes composantes du discours rhétorique, celles précisément évoquées par Betz dans son commentaire de Galates, notre auteur ajoute : « Si l’esquisse précédente est claire, c’est qu’il s’agit de la description de ce qui est théoriquement le mieux. Toutefois, comme on l’a déjà noté, la réalité ne se conforme pas toujours à l’idéal. Pas plus que les discours réels ne reflètent toujours les traits du parfait modèle. En outre, Paul écrivait des lettres, pas des discours. Il n’avait pas pour préoccupation première de composer des vitrines où exposer ses compétences en rhétorique » [17].
Il est clair qu’un écrivain, quel qu’il soit, rédige en fonction de son milieu, de son éducation, de l’instruction reçue : si Paul a reçu une éducation façonnée par des influences gréco-romaines, il est probable que son écriture spontanée s’en est ressentie. Mais, outre que les modalités de cette éducation nous sont mal connues, et que la dite éducation ait pu se faire largement à Jérusalem dans un environnement très juif marqué par les Écritures, il faut sans cesse se souvenir, et Murphy O’Connor a raison de le rappeler, que Paul ne rédige pas des traités, mais écrit des lettres où il tâche de répondre aux préoccupations de ses lecteurs : ceci est particulièrement vrai bien sûr de 1 Co, qui sert d’exemple à Murphy O’Connor, mais aussi de tous les autres écrits pauliniens. Certes, Paul veut convaincre, et il a donc des raisons de recourir à l’art rhétorique, mais évitons quand même de lui ôter toute spontanéité épistolaire.
Après avoir noté que le schéma rhétorique ne doit surtout pas servir à « déterminer la clôture d’une unité littéraire » [18], parce qu’il faut laisser à l’apôtre, comme le recommandait Quintilien lui-même, la possibilité de bouleverser les dits schémas, Murphy O’Connor montre la diversité d’appréciation des commentateurs dans l’application de ce schéma à 1 Co. Pour lui, comme pour Aletti, la sagesse commande de mettre l’accent sur la recherche des propositiones, souvent multiples. Mais, quoi qu’il en soit de l’intérêt d’une telle recherche, la prudence reste de mise : « La critique rhétorique centrée essentiellement sur la propositio a pour mérite de susciter un nouvel examen, d’un point de vue différent, du détail de l’articulation de la pensée de Paul. Ce que faisant on ne peut manquer d’éclairer le texte des lettres. Mais elle présente le risque de torturer ces lettres pour les adapter au lit de Procuste de la théorie rhétorique et de perdre du temps en discussions interminables sur l’exacte définition des catégories et de leurs subdivisions » [19].
[2] J. MURPHY O’CONNOR, Paul et l’art épistolaire, Paris, Cerf, 1994.
[3] op. cit. p. 61. C’est moi qui souligne.
[4] op. cit. p. 109-110.
[5] op. cit. p. 104.
[6] H. D. BETZ, « The Literary Composition and Function of Paul’s Letter to the Galatians » , dans NTS 21 (1975), p. 353-379 ; et Id., Galatians, Fortress Press, Philadelphie, 19842, p. 14s.
[7] Faut-il voir seulement une coïncidence heureuse dans le fait que cette structure, présentée comme purement littéraire, donne un relief particulier aux versets 15-16 du chapitre 2, traitant de la justification par la foi ?
[8] op. cit. p. 254.
[9] Recension parue d’abord dans Religious Studies Review 7 (1981), p. 310-318, et reprise dans Jewish and Pauline Studies, Londres, SPCK, 1984, p. 172-188, ici p. 176.
[10] G.A. KENNEDY, New Testament Interpretation through Rhetorical Criticism, Chapel Hill/Londres, University of North Carolina Press, 1984.
[11] J. N. ALETTI, « Rm 1,18-3,20. Incohérence ou cohérence de l’argumentation paulinienne », Biblica 69 (1988), p. 47-62. Du même auteur, on verra ensuite : « La présence d’un modèle rhétorique en Romains », Biblica 71 (1990), p. 1-24, ci après nommé Modèles ; Comment Dieu est-il juste ? Clefs pour interpréter l’épître aux Romains, Paris, Seuil, 1991, ci après nommé Clefs, et Israël et la Loi dans la lettre aux Romains, Coll. Lectio Divina n° 173, Paris, Cerf, 1998.
[12] Clefs, p. 31. Et notre auteur de rappeler les avertissements dans le même sens de A. B. du Toit, dans « Persuasion in Rm 1,1-17 », BZ 33 (1989). On peut voir aussi Modèles, p. 11 : « Paul reprend, à sa manière (c’est l’A. qui souligne), le modèle rhétorique grec. Non que ce modèle soit seul à structurer l’épître, mais en nier l’existence reviendrait à s’interdire d’entrer dans la dynamique du raisonnement de l’apôtre ».
[13] J. N. ALETTI, « La rhétorique paulinienne : communication et construction d’une pensée », dans Paul, une théologie en construction, sous la direction de A. Dettwiler, J. D. Kaestli, D. Marguerat, Labor et Fides, Genève, 2004, p. 66.
[14] G. BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et communication de sa théologie », Ibid., p. 71.
[15] Ibid., p. 73.
[16] Clefs, p. 33.
[17] Paul et l’art épistolaire, p. 117.
[18] op. cit. p. 120.
[19] op. cit. p. 128.