L’article ci-dessous est rédigé par un Haïtien, Jorel François, très bien informé de la situation locale. Cet article est originellement intitulé : « Haïti : gangs, misère, violence ».
Des images violentes, terribles mais sans doute conformes à une partie de la situation actuellement en cours en Haïti ont été présentées à la fin du mois dernier dans un reportage sur Arte intitulé « Haïti : un hôpital dans l’enfer des gangs… ». Le travail engageant des Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince aux prises à des blessés peu ordinaires qu’ils doivent soigner a été du même coup montré. Des corps de personnes déchiquetés par des balles à fragmentation, des vies empêchées, des espoirs interdits sur le fond d’un horizon bouché, ravagé par la méchanceté humaine. Il était alors également question dans l’émission de zones de guerre, de chirurgies de guerre, de déplacements de population, de familles entassées pèle mêle, de la misère à nu, de l’indigence presque…
On croit rêver. Haïti a trop longtemps été simplement un pays pauvre desservi par des tontons macoutes de tout crin, un peuple zombifié qui, depuis l’Indépendance, n’osait pas lever la tête pour demander des comptes à ses bourreaux. Il fallait qu’elle soit devenue un pays incertain, ajouté à la longue liste des pays de brigandages et justifier sa mise sous tutelle séculaire, avec de surcroit depuis quelques années la présence constante de l’ONU qui est toujours, comme on le sait, d’une efficacité proverbiale.
Une émission comme celle que nous avons visionnée sur Arte ramène le drame haïtien, à n’en pas douter, au cœur des salons des familles allemandes et françaises. Elle invite à se ressouvenir de ce pays, des liens historiques, culturels, et aussi de sang qui existent entre le peuple français, allemand et haïtien, et à continuer de les entretenir. Maintenir ces liens séculaires implique aujourd’hui de vraiment faire ce qui est possible pour rappeler que ce pays a contribué à certains égards à la mise en place des nations modernes, pour l’aider à arrêter sa descente aux enfers et à se libérer de cette infortune qu’il ne mérite pas. Quand bien même le terme est de nos jours surtout utilisé en France pour évoquer ce qui est advenu à partir de 1830 avec l’Algérie, puis d’autres pays d’Afrique et d’Asie, Haiti, autrefois Saint-Domingue, fait quand même partie avec la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et La Réunion… de la première vague de colonies françaises. Et vers la fin du XIX e siècle, suite à l’Indépendance sur papier du pays, beaucoup de jeunes gens allemands ont débarqué en Haïti, pour faire du commerce, et ont marié des femmes haïtiennes, et y ont laissé leurs noms…
Depuis 2010, la terre n’a de cesse de trembler en Haïti. Les trois derniers tremblements de terre en date d’une certaine importance remontent au 11, 23 et 24 janvier de l’année en cours. Celui du 24 janvier était de magnitude 5,3 sur l’échelle de Richter. Du Nord au Sud, du Cap aux Cayes en passant par Port-de-Paix, Jacmel, Port-au-Prince, les secousses ont été ressenties un peu partout dans le Pays. Quelques tués, des blessés et des dégâts matériels sont à déplorer… Avec toujours le même scénario : des pleurs, des bras levés vers le ciel, et des autorités locales impuissantes, inexistantes. Une population livrée à elle-même, mais qui ne respecte pas non plus les consignes, si tant est qu’elles existent et sont données avec pédagogie… Une fois le drame « passé », les maisons sont souvent reconstruites, quand c’est le cas, avec les mêmes vieilles techniques, les mêmes matériaux impropres à résister aux risques bien réels de dommages que ne manqueront pas d’entraîner de nouveaux tremblements de terre.
Si ce dernier n’a heureusement pas fait trop de dégâts en termes de perte en vie humaine et autres alors que le pays venait de sortir de la saison cyclonique, il faut faire remarquer que c’était quand même pour tomber dans la période de l’épidémie de grippe saisonnière qui, cette fois-ci, a été particulièrement virulente. Tout le pays en a été touché, Port-au-Prince comme les villes de province. Et les hôpitaux, comme toujours, n’ont pas été d’un grand secours. Parce qu’il faut de l’argent pour pouvoir bénéficier de leurs services, et que tous les malades ne sont pas nécessairement solvables certes, mais encore parce que ces derniers ont de plus en plus de mal à pouvoir fonctionner à cause de l’insécurité endémique, et parce qu’ils souffrent d’un manque criant de matériels adéquats. Les efforts faits pour se procurer le moindre matériel sont parfois inutiles et vains. Ou le matériel tombe en panne par manque d’entretien, ou il disparaît sans laisser de traces. Ainsi, suite au vol d’un générateur électrique acheté à crédit, qui devait desservir l’hôpital Sainte-Croix de Léogâne, près de Port-au-Prince, des accouchements (par césarienne) de femmes enceintes ont été faits ces derniers temps à la lueur de téléphones portables. Au début du mois de janvier de cette année, des malades à l’hôpital de l’Université d’État d’Haiti à Port-au-Prince ont même été rançonnés par des hommes armés (toujours) non-identifiés, sans parler de personnel médical çà et là séquestré, tué…
Des gangs pour contrer la misère ?
Plus de quatre-vingt-dix gangs manifestement bien ravitaillés (et l’on se demande par quel miracle) font la loi dans la Capitale depuis un certain temps. Le reste du pays, mis à part quelques secteurs qui tiennent lieu d’oasis, est plus ou moins pareillement concerné. Il arrive que nous entendions dire que tout cela est à mettre sur le compte de la pauvreté, de la misère, et qu’Haïti en a toujours été là…Affirmation on ne peut plus fausse.
Voilà cent ans déjà que les États-Unis d’Amérique, à la faveur de la première guerre mondiale, ont emporté la réserve d’or de l’État haïtien, ont aligné la gourde, monnaie locale, sur le dollar et réorganisé l’économie locale en vue de finaliser le paiement de la dette dite de l’Indépendance. Depuis, le pays a pratiquement perdu sa souveraineté et l’on n’a de cesse de le présenter comme étant le plus pauvre de l’hémisphère, sans forcément souligner qu’il s’agit d’une pauvreté organisée dans la mesure où le pays est boycotté dans ses initiatives, étouffé dans son élan. Et malgré tout, il n’y a jamais été question jusque-là de ce déferlement de violence aveugle.
En Haïti, la violence a longtemps été exercée par le pouvoir (les Forces Armées d’Haiti, œuvre d’une occupation étrangère, les tontons macoutes…), au service d’un petit groupe. La population, elle, et jusque tout récemment, restait paisible, soumise, et même aujourd’hui encore, à bien des égards, elle continue de l’être, malgré la précarité et la dangerosité de ses conditions de vie.
Il faut chercher les racines des gangs qui empoisonnent aujourd’hui la vie nationale dans les actes de vols à mains armées, de viols perpétrés à la nuit tombée par des soldats non payés sous le gouvernement du Général Prosper Avril vers la fin des années 1980. Et même en tenant compte de cela, il faut reconnaître que le phénomène est récent en Haiti surtout dans sa mise en forme et son ampleur.
La séquestration d’un certain nombre de personnes, dont deux des citoyens états-uniens, avait donné lieu à l’arrestation d’un citoyen haïtien en 2012 qui, acculé, avait vendu la mèche en déclamant les noms des personnes responsables du phénomène à l’époque. Et il ne s’agissait pas de misérables mais de citoyens ayant des conditions de vie pour le moins enviables, et leurs noms ont été publiés dans les journaux et donc connus de tous. La situation s’est sans doute complexifiée davantage mais les pistes à remonter pour la cerner et lui trouver éventuellement des éléments de solution ne sont pas si inexistantes.
Il n’y a alors pas de liens intrinsèques entre criminalité et misère en Haïti. Les vrais pauvres d’Haïti sont de paisibles et silencieux citoyens, qui accusent les coups sans récriminer et qui font leur métier d’homme dans le corps à corps avec la vie pour rester vivants et, pour autant qu’il soit possible, subvenir à leurs besoins ordinaires. La violence, qui ne provient plus seulement des instances du pouvoir mais qui se trouve désormais diffuse dans la société haïtienne est produite et entretenue par une minorité de personnes, qui ont intérêt à le faire. Elles ont leurs sbires. Elles rançonnent, terrorisent et rendent la vie normale impossible. Cette insécurité ne s’arrêtera évidemment pas tant que ceux qui ont le pouvoir de l’arrêter ne le font pas et tant que ceux qui l’entretiennent et qui ont intérêt de l’alimenter continueront de le faire.
Quelques éclaircies…
Des journalistes étatsuniens ont révélés des liens probables entre l’assassinat du président Jovenel et le milieu mafieux. Suite à cette révélation, une loi a été votée le 13 janvier 2022 au Sénat des États-Unis réclamant une enquête officielle sur le meurtre. Des arrestations et extraditions eurent également lieu : celle de l’ancien officier militaire colombien Mario Antonio PALACIOS survenue à Panama et extradé aux États-Unis qui, à son tour, a permis l’arrestation en République Dominicaine et l’extradition vers les États-Unis de Rodolphe JAAR, citoyen haitiano-chilien, ancien trafiquant de drogue qui a déjà fait la prison pour cette raison. Ce dernier aurait confessé avoir contribué à hauteur de $ 130 000 US au complot qui a abouti à l’assassinat du chef d’État haïtien. Il aurait cité le nom de Frantz ELBÉ, alors conseiller de la police, propulsé depuis à la tête de la police de Port-au-Prince, comme ayant été approché pour faciliter l’achat des armes devant servir à cette fin. Et toujours en lien avec l’assassinat : John Joël JOSEPH, ancien sénateur de la République d’Haiti, a été arrêté le 15 janvier à la Jamaïque.
En Haïti, plusieurs personnes (Eddy AMAZAN, Jacques SINCÈRE, Cicéron CÉDERNIER et Wilner CANGÉ), auparavant en détention dans le cadre de l’enquête, ont été remises en liberté provisoire. Et la nuit du 24 au 25 janvier, le tribunal civil de Port-au-Prince, qui a la charge de s’occuper de ces questions, a été l’objet d’un nouveau cambriolage.
Par ailleurs, Michel HENRY, l’actuel premier ministre, a été de nouveau mis en cause dans l’affaire. Selon le New York Times, et de l’aveu même de M. JAAR, il aurait été en contact avec Joseph Félix BADIO, ingénieur haïtien, l’un des principaux suspects dans l’assassinat du chef d’État. Mais les auteurs intellectuels et commanditaires du crime semblent toujours être dans la nature.
Une date à surveiller…
Le 07 février prochain marquera le premier anniversaire du coup d’État orchestré contre Jovenel MOISE et qui avait échoué en attendant que celui-ci fût assassiné en juillet dernier. Le 07 février est une date importante parce qu’elle est celle fixée par la constitution de 1987 pour la prestation de serment des nouveaux chefs d’État haïtiens. Elle est la date de la fuite du dictateur Jean-Claude DUVALIER. Il devait normalement y avoir un nouveau chef d’État au pouvoir cette année pour faire suite au président assassiné, mais les élections qui auraient dû donner lieu à cela n’ont pas eu lieu. Non seulement la situation d’insécurité généralisée ne le permettait pas mais encore une partie de la classe politique et le peuple, lui-même, ne semblent pas faire confiance à l’actuel premier ministre dont le nom est cité dans le cadre de l’assassinat du Chef d’État. Puis il y a la question du financement de ces élections.
Certains signes et peut-être même la force des choses, laissent présager qu’il se peut que l’actuel premier ministre reste au pouvoir. Dans un échange avec la Presse, suite à une réunion en ligne réalisée par le Canada à propos de la situation d’Haiti, Brian NICHOLS, diplomate étatsunien, se faisant vraisemblablement l’interprète de la constitution d’Haiti, soutient que « le mandat du premier ministre n’est pas lié à celui du président ». Le Premier Ministre haïtien, de son côté, promet de rester en place jusqu’aux nouvelles élections dont la date n’a pas été encore fixée. L’opposition, pour sa part, songe à la mise en place d’un gouvernement provisoire formé d’un collège de cinq membres, élus par suffrages indirects, et d’un nouveau premier ministre.