Frères et sœurs, vous le savez sans doute, ce que l’on appelle « la loi du talion », telle qu’on la trouve dans l’antiquité et dans l’Ancien Testament, fut un grand progrès dans l’histoire humaine : elle change la mesure. Alors qu’auparavant, pour une faute donnée, la compensation pouvait être démesurée, la loi du talion instituait une proportionnalité : à un dommage donné, une compensation équivalente.
Mais l’écoute de l’évangile nous montre que Jésus va beaucoup plus loin : c’est maintenant la compensation qui est sans mesure vis-à-vis du dommage. Ecoutez bien : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue ». Une sorte de loi du talion à l’envers, et la question qui se pose est la suivante : n’est-ce pas totalement irréaliste ?
Comme bibliste, je n’exclus pas une certaine dimension rhétorique, destinée à marquer les esprits. Mais comme chrétien, je ne pense pas qu’il faille s’arrêter là. Jésus nous propose un modèle de vie chrétienne conforme à ce qu’il est et a vécu lui-même : il a reçu des coups, il a été trahi, et il répond par l’amour. N’y a-t-il pas une démesure flagrante entre ce message d’amour qu’il n’a cessé de transmettre et le sort qui fut le sien pendant sa vie et jusqu’à sa mort sur la croix ?
Et là, il ne faut pas se méprendre : Jésus n’est pas seulement un modèle qu’il nous faut essayer de copier au mieux, comme le serait un patron pour un couturier. Il est beaucoup plus que cela : il est celui qui, par le don de son Esprit, nous permet non seulement de lui ressembler, mais surtout de partager sa vie même. Saint Paul le dit dans une affirmation fameuse : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).
Alors, nous ne savons peut-être pas aimer nos ennemis, prier pour ceux qui nous calomnient, ou tendre la joue gauche si l’on nous frappe sur la joue droite. Mais l’Esprit de Jésus en nous, dont le même saint Paul dit aussi « qu’il se joint à notre esprit » (Rm 8,16), est capable de réaliser ce que nous ne saurions faire, de remettre de la mesure. La difficulté vient donc moins de ce qui nous est demandé par Jésus, mais de notre négligence à recourir au Saint-Esprit.
« De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous », vient de nous dire Jésus dans l’évangile. C’est ainsi qu’a agi David en refusant de porter la main sur le roi Saül, et il l’a fait sans invoquer l’Esprit : que ne serions-nous capables de faire en termes de miséricorde si nous l’invoquions plus souvent !
P. S. Les lectures sont 1 S 26, 2.7-9.12-13.22-23, et Lc 6,27-38