La guerre en Ukraine comme œuvre d’anéantissement

Si ma mémoire ne me trompe pas et en espérant ne pas trop simplifier, il me semble que le philosophe économiste Georges Bataille, dans son livre La part maudite, attribuait deux objectifs aux acteurs d’une guerre, qu’ils en soient conscients ou non :

. Exutoire du trop plein d’énergie fourni par le soleil à la terre
. Repartir de zéro à partir d’une situation ou d’une terre vierges

A l’évidence, selon André Markowicz, qui ne m’en voudra pas j’espère de recopier son billet extrait de sa page très bien informée sur la guerre en Ukraine, cette guerre s’inscrit dans le cadre du deuxième objectif tout en le dépassant : il s’agit de ne rien laisser en Ukraine qui puisse favoriser un quelconque nouveau départ ! Le constat est terrible, monstrueux, j’ai l’impression qu’il est hélas ! bien fondé.

Et pour le chrétien que je suis, j’ajoute, au risque de paraître simplet et sans voir dans l’Ukraine une réalité angélique, que cet anéantissement programmé et sans retour a quelque chose à voir avec le Mal dans sa violence et sa nudité.

Voici donc le billet : mais je vous invite à vous rendre sur la page FB d’André Markowicz, douloureuse et passionnante, pour en lire beaucoup d’autres.

Des champs de mines aux champs de mines

Qui aurait imaginé que ça pourrait durer 500 jours — et donc qu’il n’est pas inimaginable du tout que ça en dure mille, des jours, avant qu’on arrive à une paix qui ne sera pas une paix, même si, nominalement, ce sera une victoire de l’Ukraine (de ça, je ne doute pas, ou plutôt, aujourd’hui, comme aurait dit le narrateur de « L’idiot », je crois, j’ai l’impression, que je ne doute pas) ? Qui ne sera pas une paix parce que, comme je le dis et le redis, l’OTAN mène une guerre double et contradictoire : l’une pour que l’Ukraine puisse se défendre, l’autre pour que la Russie reste un état « stable », et, en tout cas, que le feu nucléaire ne soit pas mis dans les mains d’on ne sait qui.
Ces réflexions pas forcément joyeuses me viennent en écoutant une longue interview (en russe) entre deux des youtubeurs ukrainiens les plus connus, Dmitri Gordon et Alexéï Arestovitch, ou plutôt en écoutant la façon dont Gordon laisse s’exprimer Arestovitch.
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Pourquoi l’offensive ukrainienne est-elle si lente ? demande Gordon à Arestovitch. Jamais, explique son interlocuteur, on n’avait dit qu’elle serait rapide, mais l’essentiel de la lenteur tient au neuf mois que les alliés ont laissés à la Russie entre l’effondrement du front de Kharkov et aujourd’hui. Pendant neuf mois, les Ukrainiens ont demandé, insisté, — jamais supplié – que les livraisons d’armes soient accélérées, parce qu’une offensive implique des armes en quantité plus importantes, et, pendant neuf mois, les alliés ont tergiversé, dit qu’ils ne donneraient pas, d’abord des canons à longue portée, puis ils les ont donnés, puis des chars, puis, après des mois et des mois, ils les ont donnés, et nous en sommes aujourd’hui à l’aviation, parce que l’essentiel était de permettre à l’Ukraine de repousser les assauts russes, mais pas d’écraser l’armée russe, parce que, je le répète encore et encore, l’essentiel pour l’OTAN n’est pas l’Ukraine mais la préservation de la Russie en tant qu’entité dite-stable, et que l’OTAN ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre, que cette stabilité, de toute façon, n’existe pas, qu’elle est totalement factice — il n’y a même pas besoin de Prigojine pour le prouver. Pendant ces neuf mois, les Russes, ont mené, eux aussi, deux guerres qui ont pour objectif la survie dans le temps long.

Après la guerre
William Krause, sur Unsplash

La première guerre, sachant qu’ils n’ont plus la capacité de mener des offensives d’envergure (offensives qui, dans les 500 premiers jours de la guerre, se sont toutes terminées par des défaites), c’est la guerre des mines. Ils ont, pendant neuf mois, miné absolument tout le territoire de l’Ukraine qu’ils occupent (et je ne parle pas des tranchées sur des centaines de kilomètres). Tous les champs doivent être déminés, mètre après mètre, avant une quelconque avancée, et, comme le rappelle Arestovitch, un jour de minage, c’est trois jours, au minimum, de déminage — sachant que ce premier déminage se passe sous le feu de l’artillerie russe. Mais les mines ont aussi un autre objectif, à plus long terme : celui de rendre inutilisables les terres, agricoles, sur lesquelles ça se passe.

Parce que des terres minées ne peuvent pas être cultivées, elles ne peuvent pas produire, et la deuxième guerre est bien celle-là : le but de la Russie est, à long terme, même après la fin des opérations militaires, même après la libération de tous les territoires, de ruiner le pays, de le priver de toutes ses ressources d’exportation, de le rendre totalement dépendant de l’aide internationale, c’est-à-dire de l’empêcher, dans les faits, d’avoir une existence. Il s’agit bien de tout détruire : l’objectif a été annoncé dès le début, et la Russie le poursuit envers et contre tout. Détruire l’agriculture, évidemment (sachant que l’Ukraine vivait de ses exportations de céréales). Détruire l’industrie : toutes les grandes villes industrielles occupées sont ravagées. Si quelques immeubles sont, à la hâte, reconstruits à Marioupol, il n’est pas question d’une restauration des usines d’Azov-Stal, et aucune des infrastructures critiques n’a commencé à être réparée, même si l’on pouvait penser qu’elles auraient pu être utililsées par tel ou tel oligarque poutinien. — Non, tout reste simplement à l’état de ruines. Toutes les mines des régions occupées (le Donbass était une région minière, industrielle) ont été noyées, tout est démoli (et ça demandera des années avant de pouvoir être réutilisé).

Alexéï Arestovitch explique qu’il ne doute pas (« à 95% ») que les Russes finiront par provoquer un accident nucléaire dans l’usine de Zaporijia. Pas un nouveau Tchernobyl (j’apprends que la conception de la centrale est totalement différente), mais « un nouveau Fukushima », ce qui, explique-t-il, n’est pas encore le pire. Parce que le pire sera que cette centrale, absolument critique pour l’Ukraine, sera mise hors d’état de fonctionner, et sa mise à l’arrêt, outre les risques environnementaux, provoquera une crise énergétique majeure dans l’ensemble du pays. — Le pays, dès lors, sera plongé dans une récession d’une ampleur inédite, même si la guerre est gagnée militairement, et les troubles sociaux qui résulteront de cette récession ne feront qu’ouvrir la voie aux partis politiques les plus extrêmes, augmentant un chaos pendant des années et des années. Un chaos dont une des composantes majeures sera le ressentiment éprouvé par la population ukrainienne envers l’Occident dit-démocratique. Un Occident qui a d’abord refusé tout ce qui pouvait prévenir la guerre, puis qui a toujours traité l’Ukraine avec une condescendance humiliante, sachant qu’il a fallu que le gouvernement Zelensky manœuvre pendant des mois et des mois pour chaque tranche d’aide, pour chaque augmentation du niveau de l’armement, bref qu’il n’a pu que montrer que, malgré les déclarations d’intention, l’Ukraine n’était, aux yeux du monde « libre », qu’une source d’ennuis gênante, au point qu’on l’impression que c’est elle qui devrait présenter ses excuses de déranger ainsi l’ordre mondial — présenter ses excuses d’avoir été agressée par la Russie.

Sachant que l’effort majeur de l’Occident ne sera pas porté vers l’Ukraine, mais bien vers la Russie, parce que, une fois encore, l’essentiel n’est pas que l’Ukraine retrouve ses frontières et vive en paix dans une société démocratique (ça, la démocratie, ça n’a jamais été un souci de la « real-politik »), mais qu’un nouveau Prigojine ne s’empare pas d’une ogive nucléaire.
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La crainte, pour les Ukrainiens, est que cette contre-offensive ne soit trop lente, et que, pour préserver Poutine, l’OTAN n’impose des négociations à Zelensky avant que tous les territoires ne soient repris, — avant que le régime de Poutine ne s’effondre sur lui-même, sachant que la menace de cet effondrement est, pour Poutine, sa dernière arme. Une arme véritable, très puissante, et que cette arme-là fait peur bien plus que tous les champs de mines sur les terres agricoles ukrainiennes. Pour une raison toute simple : elle est, en soi, un champ de mines planétaire.

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