Le premier voyage (Ac 13-14)

A.   Introduction

 

En fait, le chapitre 13 ne nous met pas tout de suite en route, mais propose en premier lieu, dans les versets 1-3, une sorte de préparation : les colonnes de l’Église sont rassemblées dans la prière. Deux éléments apparaissent notables :

 

  • Ceux que je viens d’appeler, en référence à la lettre aux Galates, les colonnes, sont spécifiés comme « prophètes et docteurs ». Par rapport à la structuration proposée par Paul en 1 Co 12,28, il manque les apôtres : ce »la n’a rien d’étonnant chez Luc dont on sait qu’il réserve l’appellation aux Douze.
  • Ces « prophètes et docteurs » sont au nombre de 5 : quand on sait la valeur symbolique que Luc attache aux chiffres, et spécialement à ceux qui déterminent les rôles dans les communautés, et si les Douze représentent Israël et les Sept les païens, on peut se demander s’il faut donner ici une valeur symbolique spéciale au chiffre Cinq. Bien sûr, on pourra chercher des correspondances, sachant par exemple que la Torah compte cinq livres, mais dès lors que, à la différence des Douze et des Sept, Luc n’a pas signalé le chiffre cinq ni donc insisté à son sujet, il ne paraît pas nécessaire de le faire plus que lui.

 

On peut encore se demander qui était prophète et qui était docteur, mais là encore Luc n’en dit rien : il semble donc probable qu’il dispose d’une liste de noms, et qu’il les range sous les catégories habituelles définissant les responsables d’une communauté.

 

Luc souligne en revanche bien d’autres points :

 

  • La désignation a lieu au cours d’une eucharistie, et Luc insiste particulièrement sur le jeûne.
  • L’Esprit parle clairement, et on peut penser que les prophètes lui ont servi de relais.
  • L’imposition des mains en vue de la mission est faite par la communauté. Une note de la Bible de Jérusalem précise que cette manière de faire est différente de celle évoquée plus haut, au chapitre 6, où ce seraient les Apôtres qui ont imposé les mains : certes, c’est sans doute ce que veut laisser entendre Luc en ce dernier chapitre, mais on sait que le texte laisse planer une ambiguïté et il n’existe sans doute aucune différence de fait avec notre passage, sinon l’intention théologique de Luc d’en marquer une.

 

B.   Le voyage

 

L’épisode chypriote

 

Le voyage n’est pas a priori celui que Paul et Barnabé ont voulu, mais celui que l’Esprit-Saint détermine puisque c’est lui qui conduit les choses (v. 4) comme souvent dans les Actes (8,29 ; 11,12 ; 16,6-7). Pourtant, le fait que la première étape ait lieu à Chypre, autrement dit dans la patrie de Barnabé, laisse penser que les apôtres ont eu leur mot à dire : l’Esprit ici accompagne.

Le verset 5 nous donne le point d’arrivée, Salamine ; pour le reste, il constitue une sorte de leitmotiv lucanien que l’on retrouvera (13,14 ; 14,1 ; 16,13 etc.) : la prédication des apôtres commence d’abord dans les synagogues, au moins pendant toute une première étape de la mission. Certains commentateurs ont mis en doute le fondement historique de ce leitmotiv, jugeant que Paul, conformément à la mission reçue à Damas, a dû d’emblée annoncer la parole aux païens : mais où pouvait-il en trouver plus et de plus favorables à sa prédication que dans les synagogues, parmi ceux que l’on appelle des « craignant-Dieu » ?

L’arrivée à Paphos est le prétexte à la narration d’un épisode étrange, une sorte de combat contre le mal conduit par Paul, en présence du proconsul Sergius Paulus : de la même manière, sygkrisis oblige, que Pierre a dû faire face à Simon en Ac 8,18s. Il est clair que cet épisode a une forte connotation théologique :

 

  • Il montre les obstacles immédiatement rencontrés par le ou les prédicateurs, conformément à ce que Jésus a connu lui-même et avait annoncé à ses disciples (Lc 6,40).
  • Il manifeste la puissance de la parole de Dieu.
  • Il est l’occasion de donner à Paul le rôle de premier plan qu’il gardera ensuite : dorénavant, c’est bien Paul qui est mentionné en premier et qui prend la parole[1]. Pour certains commentateurs, le changement de nom manifeste ce changement de statut, pour d’autres, il est à mettre en relation avec la famille du proconsul : la seconde de ces propositions ne me semble pas satisfaisante, dans la mesure où Paul a sans doute toujours eu aussi un nom romain ; la première proposition semble elle mieux fondée parce qu’il est facile de voir qu’avec ce changement de nom, Paul prend définitivement la première place. Maintenant, il faut sans doute parler simplement de concomitance : en s’affirmant comme le protagoniste de la mission, Paul donne la priorité à son nom romain.

 

Tout cela ne nous oblige pourtant pas à douter d’une certaine valeur historique. Dans l’histoire de l’île de Chypre, il est clair qu’une famille Paulus a joué un rôle important, comme l’attestent quatre inscriptions. Avant d’y faire référence, rappelons qu’un nom latin est normalement composé de trois parties, le praenomen ou prénom, par exemple Lucius, puis le nomen ou nom de famille, généralement en us/ius, par exemple Sergius, puis  le cognomen ou surnom, par exemple Paulus. La première inscription, trouvée dans le nord de Chypre à Soloi, évoque un proconsul Paulus qui a rempli sa fonction la dixième année d’un empereur, lequel pourrait être Claude ; la deuxième, trouvée au nord de la Grèce, à Kytharia, parle d’un Quintus Sergius, présent à Chypre durant le règne de l’un des Julio-Claudiens : certains évoquent Caligula, et estiment qu’il s’agit bien du Sergius évoqué en Ac 13, ce que rejette, à tort à mon sens[2], Ben Witherington[3], parce qu’il date le voyage de Paul trop tardivement ; la troisième inscription, trouvée à Rome, évoque un Lucius Sergius Paulus, curateur du Tibre, dans lequel certains commentateurs veulent reconnaître celui d’Ac 13 et d’autres son fils ; et la quatrième enfin, trouvée en 1912 à Antioche de Pisidie, mentionne elle aussi un Lucius Sergius Paulus, sans rien préciser d’autre. Que ressort-il de tout cela ?

 

  • Qu’il existe une famille Paulus liée d’une part à Chypre, d’autre part à Antioche de Pisidie
  • Que l’existence de cette famille et les recommandations qu’elle a pu donner à Paul pourraient expliquer le voyage de l’apôtre vers Antioche de Pisidie au lieu d’un retour à Antioche : cette suggestion de M. F. Baslez[4], mais que l’on rencontre chez de nombreux auteurs[5], est tout à fait en harmonie avec l’art narratif de Luc.
  • Qu’au sein de cette importante famille, il a dû y avoir un proconsul
  • Que celui-ci s’est appelé Quintus Sergius Paulus ou bien Lucius Sergius Paulus

 

Une fois de plus, force est de constater que Luc n’a pas inventé un contexte historique pour y situer l’épisode. Quant à l’épisode lui-même, il est clair qu’il vise à manifester la force de la parole de Dieu et celle de son envoyé, Paul, qui, tel un prophète, dit et fait : c’est cela qui paraît provoquer la conversion du proconsul, plus que le prodige lui-même ; mais Luc parle en fait au verset 13 de la « doctrine » (didachê) du Seigneur, ce qui peut laisser aussi entendre que la conversion ne s’est pas faite sur l’instant, mais à la suite d’une catéchèse qu’aurait entreprise Paul.

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[1] Sauf dans l’épisode de Lystres, au chapitre 14 : il faudra y revenir.

[2] Je rejoins en effet l’opinion de Taylor, qui date la mission à Chypre de l’époque de Caligula (Justin Taylor, Les Actes des deux Apôtres, Commentaire historique (Ac 9,1-18,22), vol. 23, Études bibliques (Paris : Librairie Lecoffre : J. Gabalda, 1994), p. 140).

[3]Witherington, The Acts of the Apostles : A Socio-Rhetorical Commentary, p. 400.

[4] Dans une communication, Paul un homme de l’Empire, trouvée sur Internet.

[5] Par exemple Witherington, op. cit., p. 403-404.

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