Réflexions chrétiennes sur le Mal

II. Le mal, la tentation, le péché

Le premier discernement consiste à distinguer le mal de la tentation. Dans le livre de la Genèse, le serpent nous est donc présenté comme « le plus rusé des animaux des champs ». De fait, dans la suite du récit où il fait face à Adam et Ève, il se manifeste comme un as de la rhétorique, capable d’embobiner nos premiers parents et de les opposer à Dieu sans qu’ils l’aient vraiment voulu ! Le livre de Job en son tout début nous montre de la même manière Satan non seulement présent au milieu des anges, mais disponible à l’action de Dieu pour tenter Job. Il agit donc comme un tentateur hors pair, il se sert de la tentation, mais il ne se présente pas d’emblée comme le mal : il ne me semble pas, malgré l’aptitude du Mal à se déguiser, que l’on puisse assimiler le Mal à la tentation, qui n’en serait qu’un simple travestissement. Si bien que la tentation peut être repoussée, comme l’ont précisément fait Job, et bien sûr Jésus au début de sa vie publique telle que la rapportent les évangélistes. Et c’est peut-être parce qu’il est d’abord le tentateur, et non immédiatement le Mal, qu’il est là en quelque sorte dès l’origine, au Paradis même.

La tentation n’est donc pas le mal ni toujours la cause immédiate du mal, et c’est pourquoi Dieu peut s’en servir comme moyen d’éprouver la fidélité de l’homme, mais elle en est souvent l’occasion, la première étape, le porche d’entrée. Attention ! vous le voyez bien, il y a aussi du mal qui s’abat sur les hommes sans qu’ils aient en rien été tentés…Et souvent même sans qu’ils aient péché : c’est ce mal innocent dont on parle tant aujourd’hui.

Je viens de parler du péché, et il importe de le situer par rapport au mal. Je dirais volontiers qu’il est la qualification chrétienne du contenu du mal volontaire : parce qu’il n’y a normalement péché que s’il y a volonté, fût-ce de simple consentement comme on le verra plus loin. J’ai écrit « normalement », parce qu’il existe aussi un mal involontaire, qui est la conséquence dommageable de quelque chose de voulu : mais on retombe dans la question de l’enchaînement des causes et des effets, et je me contente du mal premier, si je puis dire, de celui dans lequel la volonté est directement impliquée.

Et puisque je vous parle de ce mal particulier qu’est le péché, une question se pose à son sujet : comment l’homme est-il conduit à pécher alors même que ce péché est un mal ? Je vais évoquer trois explications qui sont souvent présentées, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre : la première de nature plutôt métaphysique, la deuxième théologique, et la troisième biblique.

Du point de vue métaphysique, je dirais que le péché, comme le mal, a pour caractéristique de n’être pas. Comprenez-moi bien, il existe, mais comme par défaut. Dans la théologie classique, on équivaut le bien et l’être, et l’absence d’être est un défaut : le péché et le mal relèvent de la « privation du bien », ils sont précisément des sans-être, qui se caractérisent par leur vide, qui existent comme vides. Ce sont des béances, des puits sans fonds, et c’est paradoxalement ce qui fait leur force.

Pourquoi je parle du vide ? Parce que ce vide constitue la force d’attraction du péché. Je suis de ceux qui ont le vertige à 1m de haut, et qui connaissent fort bien ce que peut être l’appel du vide, cette envie de se jeter dans le rien. Le péché, dont l’Ancien Testament parle parfois comme de la vapeur, de la buée, et le mal sont des vides, quelque chose qu’on ne peut enserrer dans une main, et donc maîtriser, mais ils sont très attirants de la sorte : j’y reviendrai rapidement plus loin, mais comme nous ne sommes pas parfaits, comme nous portons nous-mêmes un défaut d’être, nous sommes toujours très attirés par cette absence, par ce vide, par cet abîme. Nous portons tous en nous quelque aspiration au mal ! Et heureusement, aussi quelque aspiration au bien, fruit de l’image persistante de Dieu en nous.

La deuxième explication est de nature théologique, je veux parler du fameux « péché originel ». Il est bien vrai qu’à l’origine de cette explication se trouve un passage biblique, mais il a été mal lu, mal interprété. Il s’agit du verset 12 du chapitre 5 de la lettre aux Romains, qui stipule qu’après la faute d’Adam « la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché » : cette « solidarité » dans le péché a fini par être comprise comme « sexuellement transmissible », et c’est une aberration. En fait, la transmission n’a aucun caractère sexuel : Paul souligne simplement que le monde d’aujourd’hui, est-il encore besoin de le souligner, est complètement désorienté, et que tous les hommes, par leurs péchés propres, participent inévitablement depuis leur naissance de cette désorientation et l’augmentent même. Pour mieux faire comprendre ce verset, certains traducteurs proposent aujourd’hui de lire « étant remplie la condition que tous ont péché » plutôt que « du fait que tous ont péché ».

Il n’y a là rien d’automatique, si du moins la grâce de Dieu nous préserve de pécher, comme elle l’a fait pour la Vierge Marie dans la tradition catholique, pour laquelle il est acquis qu’elle n’a pas connu le péché originel. Mais ce que dit donc ce verset, c’est qu’il est hélas ! inévitable, sauf grâce particulière, que l’homme, par sa vie dans le monde, se désoriente lui-même, se tourne vers le péché dont ce monde est rempli. Sous sa propre responsabilité : le péché originel ne dispense pas l’homme d’exercer sa liberté (Sur ce point, cf. J. M. Maldamé, « L’anthropologie théologique de A. Gesché, De l’excès au mystère par le chemin de l’énigme », in Revue d’éthique et de théologie morale, n° 232, Paris, Cerf, 2004/4, p. 77-93).

J’en viens maintenant à la troisième explication qui est plus directement biblique. Lorsqu’il parle du péché, en Rm 7, saint Paul a des phrases très fortes pour exprimer cette attirance incroyable du péché et à travers lui du mal : « Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (v. 18-19). Attention ! Les propos de Paul en Rm 7 ne visent absolument pas plus que ceux de Rm 5 à exonérer l’homme de toute responsabilité, j’y reviendrai plus loin, mais ils sont l’expression d’un constat douloureux : le mal me colle à la peau, il existe en moi une force du mal.

Or, dans cette même lettre aux Romains, Paul a une manière de parler du péché comme d’une puissance, une personnification du Mal, le Mal au-delà du péché. Il ne parle que très peu des péchés, et là, dans cette lettre, il parle surtout du Péché, au singulier : « grâces soient rendues à Dieu ; jadis esclaves du péché, vous vous êtes soumis cordialement à la règle de doctrine à laquelle vous avez été confiés, et, affranchis du péché, vous avez été asservis à la justice » (Rm 6,17-18) ; ou bien encore, peut-être plus parlant : « saisissant l’occasion, le péché par le moyen du précepte produisit en moi toute espèce de convoitise : car sans la Loi le péché n’est qu’un mort » (Rm 7,8). Le péché n’est donc pas seulement dans cette perspective l’attirance du vide, mais le fruit d’une force : il n’est pas seulement passif, il est aussi actif. Mais une fois de plus, s’il s’agit de qualifier ou représenter cette force, j’y renonce…

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