Au diable, l’exégèse réductrice

Tentation au désertA propos de Deutéronome 26,4-10 ; Romains 10,8-13 ; Luc 4,1-13

Frères et sœurs, quand on a, comme c’est mon cas, vécu plusieurs années à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, fait pas mal d’études bibliques, enseigné et écrit dans ce domaine, il n’est pas rare de voir venir vers soi des personnes qui voudraient recevoir une interprétation non pas seulement autorisée, mais définitive, sur la parole de Dieu, sur le sens de tel ou tel passage dans tel ou tel contexte. Ce n’est pas seulement difficile, mais impossible, et les lectures que nous venons d’entendre nous expliquent pourquoi : l’interprétation provoque d’inévitables variations tant au niveau de l’écoute que de la transmission. Deux temps mis en valeur par saint Paul dans la deuxième lecture lorsqu’il évoque d’un côté le cœur, qui est le lieu de l’écoute, et la bouche, qui est l’organe de la transmission.

Car cette parole de Dieu n’est pas seulement confiée à un Paul, qui en fait le meilleur usage, mais aussi au diable qui en détourne le sens et les finalités. Dès lors qu’elle est confiée aux hommes, cette parole, comme toute parole en fait, y compris bien sûr celle des prédicateurs, est entendue, comprise de plusieurs manières, qui peuvent trahir l’intention première, mais aussi en développer les multiples facettes jamais épuisées. Le psaume 61 a depuis longtemps dit l’essentiel sur ce sujet : « une chose que Dieu a dite, deux que j’ai entendues ». Et je crois que c’est la force et la vérité du christianisme en général, et du catholicisme sous le contrôle du Magistère, que de refuser toute interprétation univoque de la parole de Dieu, tout sens unique, au propre comme au figuré.

En vous disant cela, comme je peux le dire aux interlocuteurs que j’évoquais tout à l’heure, je sais que je peux susciter quelque inquiétude, voire une profonde angoisse : comment, tout et son contraire peut-il être dit à partir de cette parole et sur cette parole ? Dans un sens oui, et le diable le montre justement. Et en même temps non, Jésus le montre lui aussi. Qu’est-ce qui différencie l’interprétation de l’un et de l’autre ? C’est ici qu’il faut parler de la transmission.

Peut-être l’avez-vous remarqué, l’interprétation diabolique a une visée égoïste, elle veut tirer de cette parole un profit personnel : même si les formes littéraires varient un peu dans les trois tentations, vous aurez noté l’incroyable et commune succession des « si tu », « alors toi ». Jamais, alors eux…  Profit non seulement personnel, mais immédiat : alors que Jésus vient de passer quarante jours de jeûne au désert, on pourrait comprendre qu’il soit impatient comme nous le sommes souvent pour beaucoup moins. Pourtant, alors même que l’évangéliste évoque cette impatience « il eut faim », Jésus ne se précipite pas sur la parole reçue de Dieu pour lui faire donner ce qu’elle pourrait de fait donner, surtout dans sa bouche.

La parole de Dieu, et là encore comme toute parole vraie, produit du fruit en celui qui l’écoute, mais il lui faut du temps : nous le voyons avec les quarante jours qui se déploient jusqu’à Pâque qui sont le temps de la gestation, de la maturation, les anciens disaient « de la manducation ». Le « tout, tout de suite », si familier à notre époque, tue la parole de Dieu, ou plutôt l’empêche d’être entendue : ne ressort que le babillage vain et épuisant des hommes. Lisez la plupart des messages produits dans les courriers des lecteurs de nos médias en ligne, et vous en serez vite convaincus.

Quand elle est portée dans le temps, murmurée sans cesse dans le sanctuaire du cœur comme y invite le Carême, la parole de Dieu mûrit, elle fait entendre de nouveaux sons, nullement opposés comme certains le craignent, mais complémentaires. Des harmoniques en fait, qui en font une véritable musique. Elle est prête alors à venir au jour, ce qui veut dire pour nous à être exposée, confiée, transmise comme le fait Moïse dans la première lecture.

J’ai employé plusieurs fois le verbe « transmettre » : telle est en effet la vocation de cette parole de Dieu, être reçue certes, mais aussi donnée ou redonnée. C’est ce à quoi sont invités non seulement les prédicateurs, mais les chrétiens depuis leur baptême : tous sont prophètes. En sont-ils dignes, sont-ils astreints à un résultat ? Ces questions ne se posent pas, comme elles ne se sont jamais posées pour les prophètes, qui sont simplement des porte-parole. Aussi, avec Jeanne d’Arc devant ses juges, n’ayons pas peur et redisons avec elle : « je ne suis pas chargé de vous le faire croire, mais de vous le dire ».

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