On peut lire très fameux récit biblique de la Tentation (Gn 3) de plusieurs manières. La plus répandue est celle qui voit dans l’attitude de l’homme une réaction d’orgueil, un refus de dépendre des autres et d’un autre, y compris de son créateur. Un refus que beaucoup considèrent encore comme pleinement justifié : la remarque du serpent, pour qui l’interdiction formulée par Dieu est une manière pour ce dernier de se réserver la totalité du pouvoir créateur, en fixant une limite que l’homme ne saurait dépasser (Gn 3,2), est devenue une clé de lecture. Et l’on oublie que « le serpent pervertit le sens de l’interdit. Au lieu d’une limite créatrice, il en fait l’expression d’une volonté malveillante » (P. Debergé, Choisis la vie, Médiaspaul 2017, p. 27).
La postérité d’Adam, ou plutôt celle du serpent, est innombrable : l’homme et son créateur sont désormais largement vus en opposition. La paternité de Dieu, puisque c’est elle dont il est question comme la Bible ne cessera de le montrer ensuite, est considérée comme une dépendance « castratrice ». D’ailleurs, comme le notent les sociologues, au-delà de Dieu lui-même, c’est la figure paternelle qui s’estompe ou disparaît dans les sociétés occidentales.
L’homme prométhéen, indépendant et sûr de lui, né de nulle part, cet homme tant de fois dénoncé sur ce blog est devenu la figure emblématique de notre époque. Et le développement technologique, capable de tant de merveilles, semble justifier l’homme dans sa démesure et son orgueil. Il lui est désormais terriblement difficile de rendre compte que, loin d’être Dieu, il est simplement devenu « comme Dieu » (Gn 3,5) : demi-dieu, il a certes les moyens de ses ambitions, mais il n’a pas la juste connaissance des finalités, moins encore donc le véritable discernement du bien et du mal que le serpent prétendait lui proposer.
Jésus de Nazareth a choisi le chemin exactement inverse de celui d’Adam. On lui a bien proposé les honneurs, la gloire, la force, le règne, mais il n’a eu de cesse de choisir la libre obéissance à son Créateur (Ph 2), qu’il appelait son Père. Cette paternité n’a rien d’anecdotique : un Père, un vrai Père, n’a d’autre ambition pour son enfant que de lui permettre de se déployer totalement, d’être lui-même en plénitude. Jésus a donc accepté cette paternité, parce qu’elle était le signe et le meilleur gage de sa liberté. Il est trop clair hélas ! que beaucoup d’entre nous ne connaissent la paternité que de manière approchée, déviée, maladroite, et que l’image paternelle, qui est celle de Dieu, s’en ressent : d’où la distance que tant de nos contemporains prennent vis-à-vis de lui.
Jésus a connu autour de lui cette distance, et il l’a mise en scène dans la fameuse parabole dite du « fils prodigue » (Lc 15,11-32) que l’on pourrait aussi bien dire « rebelle ». Il est vrai que le texte ne nous dit pas d’où provient sa rébellion, mais on ne peut manquer de constater d’une part que l’initiative vient du fils, et d’autre part que le terme « père » revient à trois reprises juste avant que ce fils ne s’en aille : « Le plus jeune dit à son père : ‘Père, donne-moi la part de fortune qui me revient’. Et le père leur partagea son bien » (Lc 15,12). Et quand il décide de revenir, au prix d’un retour sur soi et d’une nouvelle compréhension de sa juste condition filiale, il s’exclame : « Je veux partir, aller vers mon père, et lui dire : ‘Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi' » (Lc 15,17).
Si Jésus est un modèle, ce n’est donc pas seulement, comme on le présente souvent, parce qu’il a « bien fait les choses », parce qu’il a été accueillant à son prochain, parce qu’il a été le Bon Samaritain, ou que sais-je encore : c’est d’abord et avant tout parce qu’il a pleinement vécu sa condition filiale. Laquelle lui a d’ailleurs valu sa condamnation à mort (Jn 19,7) de la part de ceux pour qui la reconnaissance d’une telle condition était insupportable. Mais pour celui qui l’accueille, venant de la part d’un père très aimant qui n’a en vue que le bien de son enfant, cette reconnaissance filiale est source de liberté retrouvée, et guide vers la vie éternelle.