Sur Isaïe 43, 1-3a.4-5 ; Romains 8, 14-18.28-30 ; Jean 17, 11b.17-26
Prédication prononcée chez les frères Carmes de Montpellier
Mes frères, chers amis, fêter ce 14 décembre un grand saint comme Jean de la Croix, est-ce célébrer une figure exceptionnelle, que l’on regardera de loin avant de ranger sa photo dans un album ou un coin de bibliothèque ? Non, bien sûr, nous faisons mémoire de lui, selon une formule consacrée, parce qu’il a quelque chose à nous dire, et pas seulement à la famille carmélitaine. J’espère ne pas trop me tromper en vous disant que le cœur de son propos est qu’à tout perdre, on a tout à gagner.
Bien sûr, c’est l’évangile tout cru ! Jésus ne nous a-t-il pas déjà dit : « qui perd sa vie à cause de moi la gagnera » ? Mais c’est l’évangile en acte, ou plutôt la perte en acte, et jusqu’à un point qui peut paraître effrayant où n’existe plus que le rien, ce fameux « Nada » de notre docteur. Qui a déjà entendu traiter des vertus théologales comme le fait Jean de la Croix dans « La nuit obscure », dans une référence très connue : « La foi obscurcit l’entendement, le dépouille de toute son intelligence naturelle… L’espérance dépouille et sépare la mémoire de toute possession créée… La charité dépouille les affections et les appétits de la volonté de tout ce qui n’est pas Dieu… » ?
Mais à trop insister sur le dépouillement, sur le « tout perdre », n’oublie-t-on pas le « tout à gagner » ? C’est justement le point sur lequel les lectures que nous avons entendues insistent, et à juste raison. Attention, il ne s’agit pas de se « raccrocher aux branches », de faire repasser par la fenêtre ce que Jean de la Croix nous avait invité à rejeter derrière la porte, non, il s’agit juste de se rappeler que ce dépouillement, que ce « nada » fait sens.
Le prophète Isaïe rappelle à l’homme qu’il a du prix aux yeux de Dieu, et que ce dernier est toujours avec lui. L’apôtre Paul va un peu plus loin en expliquant que cette proximité entre Dieu et l’homme va jusqu’à faire de ce dernier un fils, et un frère de Jésus. L’évangile enfin nous dit que tous les hommes sont appelés à la gloire du ciel, et qu’ils peuvent déjà, dès cette terre, être unis non seulement entre eux, mais aussi à la Trinité Sainte : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi ».
Bien sûr, si l’on n’a pas une conscience vive de ce que peut être cette unité, de la joie sans pareille que l’on peut trouver à vivre de cet amour qui unit entre elles les personnes divines, alors ces promesses peuvent apparaître sans consistance. De fait, pour beaucoup de nos contemporains, les seules promesses qui comptent sont celles qui vont leur permettre, comme l’on dit, de s’éclater parce qu’elles sont à portée de main. Mais voilà, s’éclater, une fréquente et intéressante expression en vogue parmi les jeunes d’aujourd’hui, montre que ces dérivatifs terrestres ne portent pas la vie mais bien la mort !
Il y a mieux à faire qu’à s’éclater, il faut vivre et bien vivre. Bien vivre, Jean de la Croix nous rappelle donc que cela ne passe pas par l’accumulation, mais par le dépouillement. Bonne nouvelle, je me demande si l’objectif ne revient pas en ligne de mire de pas mal de nos contemporains, fût-ce sous une forme dérivée : ils vous parleront de décroissance, comme d’ailleurs je l’ai fait moi-même dans un autre article. Et le Pape François nous a précédés dans Laudato Si : « l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties » (§193).
Je sais bien que la décroissance n’est pas le dépouillement, elle se situe à un autre niveau, plus matériel, mais elle peut y préparer. En effet, et là aussi je l’ai écrit, qui peut croire que nos contemporains vont « se jeter » dans la décroissance si celle-ci ne procède pas d’une quête spirituelle ? Frères et sœurs, chers amis, si Jean de la Croix a pu passer de mode, ce qui n’est pas évident, il est sûr en tout cas que maintenant sa quête apparaît tout à fait moderne !