Un regard qui fait de nous des sujets

Mais où se trouvent donc les sujets dans notre société occidentale ? Il semble que nous ne connaissions plus que des objets.

Moi, je ne compte pas parce que je suis vieux, sans domicile fixe, mal vêtu, repoussant, que je n’apporte pas ou plus de charme, de nouveauté, d’élan à ceux qui m’entourent. Je ne compte pas, et seul mon compte en banque intéresse les structures qui se proposent de m’héberger. On nous regarde rarement comme sujets, beaucoup plus comme objets.

Moi, je ne compte pas parce que je suis handicapé, moteur ou mental, que je fais honte ou peur à cette société qui m’entoure et qui se veut policée, seule porteuse d’un bonheur universel et sans fin. Elles sont légions autour de moi les vies marginalisées, brisées ou même arrêtées par un eugénisme rampant : tous des sujets devenus objets.

Moi, je ne compte pas parce que j’exerce le métier d’infirmier, d’infirmière, de personnel soignant, et que les cadres de mon hôpital semblent souhaiter que des robots plus performants fassent, à ma place et sans devoir compter, mon travail. Dans les professions de santé, j’ai le sentiment que nous sommes vus de moins en moins comme sujets, mais de plus en plus comme objets.

Moi, je ne compte pas parce que fais partie du service d’ordre détaché à l’accompagnement des manifestations et que les uns voudraient me voir ailleurs quand d’autres m’invitent à ne pas compter mes heures de service : parce que je considère mon activité comme un service ! Je sais bien que certains de mes collègues donnent des coups injustes, mais le plus souvent eux et moi nous en recevons de plus injustes encore. Nous ne sommes plus alors des sujets, mais des objets.

Moi, je compte un peu, au moins pour certains, parce que je suis prêtre, que l’on me demande d’être toujours disponible pour écouter, soigner, entendre les confessions, distribuer la communion ou participer à de multiples réunions. J’essaie de répondre à tout cela, en renonçant à moi-même comme l’a fait Jésus que je sers. Et voilà que certains d’entre nous manifestent des attitudes coupables et totalement répréhensibles : nous sommes livrés globalement à la vindicte populaire, perdant notre qualité de sujets pour devenir objets.

Moi, je ne compte pas parce que je suis paysan, que l’on m’explique que les gens n’habitent plus les campagnes, qu’il est inutile et impossible de laisser dans mon village mourant ou en ruines une gare, un bar-tabac, une alimentation qui ne seront jamais rentables. Si bien que les technocrates et les édiles urbaines ont fait leur compte pour me dire que je ne les intéresse plus, et ont redessiné le tracé ou la desserte des chemins de fer, des axes routiers, de la vie sociale, en direction de la seule ville… Ils ne nous regardent plus comme des sujets, mais comme des objets.

Moi, je suis sujet ou je crois l’être, parce que j’habite en ville où j’ai a priori tout pour moi, le salaire, les transports, les moyens de communication, les loisirs, un travail reconnu… Pourtant, il est vrai que j’ai du mal à trouver ma joie dans ce qui compte vraiment et qui me manque, le rapport à la nature, l’espace ouvert, le temps de vivre, une espérance au-delà du profit immédiat, un vrai sens pour ma vie. Je tourne en rond, je cours après tout et partout sans jamais rien trouver. Avec ceux qui courent à mes côtés, je nous croyais sujets, mais nous sommes peut-être objets nous aussi. Et je me demande si, comme beaucoup de gens le disent autour de moi, nous ne donnons pas raison au prophète Raymond Devos dans Sens interdit….

Moi, je……………

… Il nous faut donc apprendre, ou réapprendre, à ne plus nous regarder nous-mêmes et ceux qui nous entourent comme objets, mais comme sujets. Chacun d’une égale dignité, d’un égal service. C’est exactement comme cela que Dieu, le Créateur, regarde chacun de nous : « mon serviteur Jacob, tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (Is 43,4). Et c’est aussi bien sûr comme cela que Jésus regarde chacun de ceux qu’il croise sur sa route : la Samaritaine (Jn 4), la femme adultère (Jn 8,1-11), le centurion romain (Lc 7,1-10), et jusqu’au brigand crucifié à ses côtés (Lc 23,39-43).

Voilà bien les signes évidents de la gratuité de Dieu, de la profondeur de son amour inépuisable manifesté en Jésus : le regard qu’il a sur chacun de nous fait de nous des sujets, jamais des objets. Et notre monde serait très différent si nous regardions chacun avec le regard exemplaire de Jésus : c’est le regard de sa mère, il peut l’offrir à chacun de nous.

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