A. Le prologue
Le « prologue » est parfois présenté comme s’étendant jusqu’au v. 5, ou comme allant jusqu’au v. 8, ou bien enfin courant jusqu’au v. 14. La première option est justifiée par les nouvelles questions posées à partir du v. 6, la deuxième par le fait que le récit de l’Ascension commence au v. 9 et représente une pièce indépendante, la troisième enfin parce que tout l’ensemble 1-14 trouverait un parallèle dans la fin de l’évangile de Luc et en représenterait donc un résumé.
Si l’on s’en tient au seul texte des Actes pour lui-même, on est confronté d’emblée aux différences entre la version alexandrine et la version occidentale. La version occidentale ne mentionne pas l’Ascension au v. 2, et du coup l’ensemble des v. 1-3 manifeste une réelle cohérence : l’évangéliste part du commencement (v. 1 : commencé), prend en compte la dimension apostolique de l’évangélisation sur laquelle il reviendra au v. 8 et qui formera le cœur du développement des Actes, évoque ensuite la Passion, la Résurrection et enfin les apparitions post-pascales. En se gardant de mentionner encore l’Ascension proprement dite qui ne sera évoquée qu’au v. 9, avec un verbe différent de la tradition alexandrine. En revanche, dans cette tradition alexandrine, la mention au v. 2 de l’Esprit-Saint, dont il est difficile de savoir à quel événement précis elle se rapporte, puis celle de l’enlèvement qui oblige ensuite à une sorte de retour en arrière, témoignent d’un texte perturbé.
Cette cohérence des v. 1-3 de la tradition occidentale invite à y voir une unité littéraire, obscurcie dans la tradition alexandrine. Faut-il en déduire une antériorité chronologique sur cette dernière ? Il est difficile de se déterminer à partir de ce seul exemple dans lequel la version occidentale peut être comprise comme une relecture ayant effacé les aspérités du texte original.
1 Le premier recueil, ô Théophile, je l’ai fait au sujet de toutes les choses que Jésus a commencé de faire et d’enseigner 2 jusqu’au jour où, après avoir donné des commandements aux apôtres qu’il avait choisis par l’Esprit-Saint, il fut enlevé. 3 Après avoir souffert, c’est à eux aussi qu’il s’est présenté vivant par de nombreuses preuves s’étant rendu visible à eux pendant quarante jours et leur disant ce qui concerne le Royaume de Dieu.
‘Consacré’ pour l’aoriste moyen du verbe faire, que l’on est donc invité à traduire avec une nuance d’intensité : accomplir, achever. Auquel cas ce premier livre évoqué représente en lui-même un tout.
Le seul autre Théophile mentionné dans le NT est celui de Lc 1,3 : l’auteur cherche donc manifestement à y renvoyer, surtout qu’il évoque un premier ‘livre’ (gr. : logos). Il reste que ce nom de Théophile pourrait bien avoir une valeur générique et avoir été forgé pour la circonstance, comme le fera beaucoup plus tard un saint François de Sales avec sa Philothée…
La totalité suggérée plus haut est donc organisée autour de la personne de Jésus, ses actes et ses paroles. Peut-être ce rappel nous invite-t-il à penser que le livre des Actes va lui aussi s’ordonner autour d’actes et de paroles.
La nature du commencement n’est pas précisée mais le texte grec dit en fait : « toutes les choses que Jésus commença de faire et d’enseigner ». On peut penser aux premières manifestations publiques de Jésus, mais on sait que l’enquête de Luc l’a conduit plus en amont, jusqu’à la naissance (Lc 1-4) ; le respect du texte original conduit surtout à penser que les actes et les paroles de Jésus ne furent qu’un commencement !
Le premier livre s’achève donc avec l’Ascension : on remarquera que la résurrection n’est pas tout de suite évoquée (elle va l’être au verset 3, mais on est déjà dans les Actes proprement dit), peut-être tout simplement parce que l’Ascension conclut de fait le premier livre. Mais peut-être aussi parce que l’Ascension tient une place de choix dans le projet de Luc : après elle, s’achèvent les manifestations du Ressuscité. En outre, elle est comme le passage de témoin entre Jésus et ses disciples, entre Jésus et l’Église. Le rappel de la manière dont ont été choisis les apôtres, du rôle de l’Esprit-Saint, de la transmission des instructions milite dans le même sens : Jésus construit maintenant l’Église.
Le verset 3 suggère que Luc dispose de bien d’autres récits d’apparitions, peut-être ceux que l’on trouve dans les autres évangiles, dont il ne désire pas faire état.
Ces apparitions ont donc duré 40 jours, valeur éminemment symbolique :
- D’abord à l’intérieur de l’œuvre de Luc puisqu’en Lc 4,1-2, c’est le temps que Jésus passe au désert avant de commencer sa mission en Galilée, un temps qui apparaît par ricochet comme un temps de formation.
- Ensuite, hors de l’œuvre de Luc, parce que c’est plus généralement le temps de formation d’un prophète par Dieu (1 R 19,8), autrement dit d’un porte-parole, ce que les apôtres vont précisément devenir.
- Enfin, parce que ce chiffre borne aussi le temps des apparitions, et interdit par exemple de considérer Paul comme ayant bénéficié d’apparitions pascales, quoi qu’en dise celui-ci.
Où ont-elles eu lieu ? Généralement, on lit les premiers versets des Actes comme un ensemble, et en lien avec la fin de l’évangile de Luc : du coup, Jérusalem apparaît comme l’unique lieu de manifestation de Jésus. Mais on sait qu’il existe toute une autre tradition présentant des apparitions galiléennes : la partie initiale du chapitre 16 de Marc évoque, en son verset 7, une apparition en Galilée : c’est aussi le lieu que propose Mt 28,16-20 pour l’apparition aux disciples, et celui qu’évoque Jean en son chapitre 21. En fait, nos trois premiers versets n’exigent pas que les les apparitions évoquées au verset 3 aient eu lieu à Jérusalem ! Ce qui est encore plus vrai si, comme il a été signalé plus haut, ces 3 versets ont à la fois cohérence et indépendance. Et le verset 4 peut se lire comme la présentation d’une apparition à Jérusalem, postérieure au retour des disciples en cette ville, celle dont il est aussi question à la fin de l’évangile.
L’enseignement porte sur le Royaume de Dieu, comme ce sera encore le cas avec Paul à Rome dans le dernier verset des Actes (28,31) : cette inclusion dit l’importance de ce thème dans les Actes (cf. 8,12 ; 14,22 ; 19,8) comme il l’était déjà dans l’évangile de Luc. En Lc 4,43 (mais cf. aussi 9,60 et 16,16), Jésus fixe justement comme raison d’être de sa venue dans le monde et comme objectif de sa prédication l’annonce du Royaume de Dieu ; idée que l’on retrouve dans un « sommaire » évangélique tel que Lc 8,1
B. Le temps de l’Ascension
4 Partageant un repas avec eux, il les exhorta à ne pas s’éloigner de Jérusalem, mais à y attendre la promesse du Père que vous avez entendue de moi, 5 « Jean a baptisé avec de l’eau mais vous vous serez baptisés dans l’Esprit-Saint après ces quelques jours ». 6 Eux donc étant rassemblés, l’interrogèrent en disant : « Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas restaurer la royauté en Israël ? » 7 Mais il leur dit : « Il ne vous revient pas de connaître les temps ou les moments que le Père a établis de sa propre autorité. 8 Mais vous allez recevoir une force de l’Esprit-Saint venant sur vous et vous serez mes témoins à Jérusalem et dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’au bout de la terre. » 9 Et après avoir dit cela alors qu’ils le voyaient il fut enlevé et une nuée l’accueillit hors de leurs yeux. 10 Et comme ils étaient là, fixant des yeux le ciel alors qu’il s’en allait voici que deux hommes se tinrent à leurs côtés, dans des vêtements blancs 11 et ils dirent : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder le ciel ? Ce Jésus qui a été élevé d’auprès de vous vers le ciel il viendra ainsi de la manière dont vous l’avez observé partant vers le ciel ».
L’ensemble, par-delà certaines sinuosités, forme bien une unité littéraire : Jésus se retrouve avec ses disciples au verset 4 avant de les quitter dans les versets 10-11.
Voici à nouveau le temps des repas, mais celui-ci se prend après la résurrection, et Jésus donne ses recommandations à ses disciples : nous sommes dans le prolongement de la Cène, c’est une sorte de testament complémentaire.
Le verset 4 est très proche de Lc 24,49, mais il le précise. On remarque donc l’insistance sur Jérusalem comme point de départ. Mais la formulation laisse clairement entendre que les apôtres auront ensuite précisément à s’éloigner de Jérusalem : le verbe « attendre », litt. rester autour (gr. perimenein) est un hapax, qui suggère lui aussi une dimension provisoire. Une fois reçu « ce que le Père avait promis » à travers la bouche de Jésus : le verset de l’œuvre de Luc auquel Jésus se réfère se trouve sans doute en Lc 11,13. On sait que l’évangile de Luc commence et se finit à Jérusalem, alors que les Actes commencent à Jérusalem et s’achèvent à Rome.
Au verset 5, il aurait suffi à Jésus d’annoncer le baptême dans l’Esprit, pourquoi donc cette référence au baptême de Jean ? On a le sentiment que Jésus/Luc veut contraster deux époques (il est donc possible, dans cette mesure-là, de parler du temps de l’Esprit), en soulignant la nouveauté radicale de la seconde : d’ailleurs, le verbe utiliser, baptizô, qui signifie plonger, est d’un emploi quasi-naturel lorsqu’il est question d’eau, beaucoup plus surprenant lorsqu’il est question d’Esprit. « Sous peu de jours », autrement dit une fois Jésus exalté.
Le début de verset 6 surprend, alors que Luc vient déjà de nous faire savoir que Jésus était à table avec ses apôtres : il se présente comme une reprise, et, dès lors, il conduit à considérer les versets 4-5 comme une insertion. De fait, plus loin, le verset 6 apparaît comme une reprise du thème de la royauté dont il a été question au verset 3, et le verset 8 apparaît comme une redite ! En outre, plus loin encore, à partir des versets 9 et suivants, ni l’Ascension elle-même, ni le retour sur Jérusalem ne se passent dans le contexte d’un repas.
On comprend mieux alors la question et l’attente des disciples, très spontanée, mais troublante après l’annonce des versets 4-5, comme s’ils n’avaient rien compris : ils sont toujours dans l’attente d’un Messie royal, surtout après que Jésus les ait entretenus du Royaume de Dieu.
Quelle peut donc être la raison d’être des versets 4-5 ? Double sans doute : faire le lien avec l’évangile de Luc, en particulier 24,49 déjà évoqué, et plus largement avec Lc 24 à travers le thème du repas ; résumer et souligner les points importants : promesse, Esprit-Saint, partir de Jérusalem…
Pour l’historien Luc, le temps échappe aux hommes, du moins ce temps des actions de Dieu (gr. kairoi), soumis au bon vouloir du Père (cf. chez Paul Ga 4,4 : « quand vint la plénitude du temps (chronou ici), Dieu envoya son Fils….) : il reste à l’historien à s’intéresser à la chronologie et Luc ne s’en privera pas dans les Actes.
Pour autant, Jésus ne nie pas que cette royauté doive être rétablie, puisqu’il y a fait allusion au verset 3 : mais à la manière dont Dieu la conçoit.
Au verset 8, la force que vont recevoir les apôtres est celle du témoignage, et elle ne vient pas d’eux, mais sur eux : le verbe grec eperchomai ici employé est aussi celui qui avait été employé dans l’Annonciation faite à Marie, aux débuts de l’évangile de Luc (Lc 1,35). Ce qui invite à caractériser notre verset 8 comme l’annonciation faite aux apôtres.
Les apôtres reçoivent leur mission. Comme le fait observer Aletti (Quand Luc raconte, p. 122s), cette mission n’est pas d’annoncer la venue du Royaume de Dieu (cf. Lc 9,2), et d’en être les témoins, mais d’être les témoins de Jésus lui-même : avec les Actes, le témoignage prend une dimension personnelle, qui inclut Jésus mais aussi les apôtres, hérauts et témoins.
Mais aussi et surtout une dimension universelle, jusqu’aux extrémités de la terre : comment ne pas penser ici au Ps 18 verset 5 (« et les mots jusqu’aux limites du monde… »), pourtant peu évoqué par les commentateurs ? Ce n’est pas seulement le Christ qui est annoncé, mais la gloire de Dieu en lui.
Pourquoi faut-il au verset 9 que l’élévation ait lieu sous le regard des apôtres ? On ne peut que penser à ce qu’exigeait le prophète Élie du prophète Élisée, lorsque le premier est parti vers le ciel (2 R 2,10) : le fait de voir garantissait à Élisée la réception d’une double part de l’esprit d’Élie…
Les disciples, les yeux scotchés au ciel, sont stupéfaits, ébahis (verbe atenizô) : le verbe définit une stupéfaction religieuse marquée par la crainte révérentielle. C’est ce même verbe, une quasi-exclusivité lucanienne (12 emplois, et deux autres en 2 Co 3, en rapport avec Moïse), qui est employé lorsque Jésus, au début de l’évangile de Luc (4,20), fait son discours à la synagogue ; c’est celui que l’on retrouvera aussi dans l’épisode d’Étienne (6,15 ; 7,55), tant pour marquer l’attitude de ceux qui l’entourent que pour évoquer la vision du martyr.
L’irruption de deux hommes en blanc, venus de nulle part, apparaît comme une conséquence logique de cette stupéfaction : ces envoyés s’étaient déjà manifestés aux femmes en Lc 24,4-5, engendrant un effroi assez proche sans doute de la stupéfaction qui vient d’être évoquée.
Pendant ce temps-là, Jésus s’en va (verbe poreuomai), du pas du voyageur en quelque sorte : rien que de très « naturel ». Et c’est de la même manière, nous préviennent les anges, qu’il reviendra ensuite : nous sommes loin des descriptions apocalyptiques qui foisonnent dans la Bible. Pour Luc, la chose est claire : cet enlèvement, ou plutôt cette élévation (verbe analambanô), n’est pas l’entrée dans un monde tout autre, une disparition radicale, mais un voilement. Rien d’étonnant dès lors à voir Jésus présent, ou intervenant, directement ou indirectement, dans les événements qui vont suivre dans les Actes.
Mais on peut tirer une autre invitation de ce verset, celle de s’intéresser à la terre : c’est là, à nouveau, que les choses se passent.
C. Prière dans la chambre haute
12 Alors, ils retournèrent à Jérusalem depuis la montagne dite de l’Oliveraie qui est distante de Jérusalem d’un chemin de sabbat. 13 Et quand ils entrèrent, ils montèrent à la chambre haute où ils avaient l’habitude de se tenir : c’étaient Pierre et Jean, Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques, fils d’Alphée, et Simon le Zélote, et Jude, fils de Jacques. 14 Ils persévéraient tous ensemble dans la prière avec des femmes dont Marie, la mère de Jésus, et avec ses frères.
À l’issue de l’Ascension, et à la demande même de Jésus, les apôtres retournent à Jérusalem, pour un temps d’attente. On ne nous en dit pas la durée, mais Luc en précise les acteurs et le lieu : cette énumération marque d’abord certes l’absence de Juda, dont il va être question, mais elle veut sans doute établir une continuité avec le ministère de Jésus, qui a très vite conduit au choix des Douze (Lc 6,12) ; elle signale donc aussi le lieu, la chambre haute, qui doit être, mais sans que cela ait été précisé, le lieu où se tenaient les apôtres en Lc 24,9.33.
Luc veut marquer que la mission, dont il sera question dès après la réception de l’Esprit, s’établit sur le socle d’une Église unifiée, dans laquelle on est assidu à la prière : ici, au verset 14, s’anticipe ce qui sera dit de la première communauté chrétienne en 2,42. Mais on ne peut manquer de noter l’insistance sur la présence de Marie et des frères de Jésus : ceux-ci sont donc maintenant pleinement intégrés à la mission, alors qu’ils semblaient quelque peu marginalisés lors de la vie terrestre de Jésus, y compris dans l’évangile de Luc (cf. 8,19-21).
J’ai parlé d’Église « unifiée » : de fait, le verset 14 qui vient d’être évoqué signale que « tous, d’un même cœur… ». Ce sont les premières marques d’une insistance très forte sur l’unité qui va se poursuivre dans les versets et chapitres suivants : dans le miracle des langues, dans les sommaires concernant la vie de la communauté, dans la soumission des Sept aux Douze etc. En fait, cette unité est plutôt le fruit de l’Esprit, et ce verset serait mieux à sa place plus loin.
D. Le remplacement de Judas
15 En ces jours-là, Pierre, debout au milieu des frères, dit alors que se trouvait rassemblée une foule d’environ cent vingt personnes : 16 « Frères, il fallait que s’accomplît l’Écriture dans laquelle l’Esprit-Saint, par la bouche de David, avait parlé par avance de Judas devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. 17 Il était compté parmi nous et lui était échue sa part de service. 18 Il s’est donc acquis un champ avec le salaire de l’injustice et, tombé la tête la première, il a éclaté par le milieu et toutes ses entrailles se sont répandues. 19 Et cela vint à la connaissance de tous les habitants de Jérusalem si bien que ce champ a été appelé dans leur langue Hakeldama, autrement dit Champ du Sang. 20 Il est écrit, en effet, dans le livre des Psaumes : « Que sa demeure devienne déserte, et qu’il ne se trouve personne pour l’habiter ! » et : « Qu’un autre reçoive sa charge ! » 21 Il faut donc que, de ces hommes qui nous ont accompagnés du moment où le Seigneur Jésus est entré chez nous et en est reparti, 22 en commençant au baptême de Jean jusqu’au jour où il nous a été enlevé, l’un d’eux devienne avec nous témoin de sa résurrection. » 23 On en présenta deux : Joseph, appelé Barsabas, surnommé Justus et Matthias. 24 Et ils firent cette prière : « Toi, Seigneur, qui connais le cœur de tous, montre-nous celui des deux que tu as choisi 25 pour recevoir dans ce service de l’apostolat la place que Judas a délaissée pour prendre sa place à lui. » 26 Alors on tira au sort à leur sujet et le sort tomba sur Matthias qui fut compté avec les onze Apôtres.
Le récit dit du « remplacement de Juda » que Luc nous propose ici répond à une exigence plus théologique que chronologique : le « en ce temps-là »[1], qui l’introduit, montre en effet que Luc ne lui connaît pas d’enracinement chronologique précis, et la référence à une communauté de cent-vingt personnes montre que nous ne sommes pas exactement au lendemain de la résurrection. L’évangéliste cherche plutôt à tout mettre en place pour le bon déroulement de la suite de son récit, en rétablissant en particulier le « noyau dur » des Douze, que Jésus avait constitué au début de sa vie apostolique (Lc 6). Par ailleurs, en donnant par la bouche de Pierre, et à l’intention manifeste de son lectorat, pas mal d’écho à « l’épisode Juda », en l’éclairant par l’Écriture, il veut faire comprendre que cet épisode, tout étonnant qu’il paraisse de la part de quelqu’un qui avait été choisi par Jésus, ne contrarie en rien le plan de Dieu.
Le thème du remplacement de Judas s’inscrit bien enfin dans cette recherche d’unité dont il a déjà été question : cette unité a été brisée, il s’agit de la restaurer, et de retrouver la plénitude du nombre 12. Il est donc clair que la mission est vue comme un prolongement de celle initiée par Jésus, et limitée comme elle au peuple d’Israël.
Excursus : Pierre
Celui qui prend la parole, c’est Pierre, qui avait déjà été nommé en tête de la liste des disciples au verset 13. Que la figure de Pierre ait considérablement évolué en passant de l’évangile aux Actes est un fait incontestable. Dans l’évangile de Luc, Pierre est évoqué une vingtaine de fois et y joue un rôle que l’on peut déjà qualifier de proéminent : il est le premier appelé (6,14), c’est lui qui répond à la place des autres apôtres (8,45 ; 9,20.33 ; 18,28), il est de ceux qui sont auprès de Jésus dans ses moments d’intimité (8,51 ; 9,28), il bénéficie de la part de Jésus de révélations particulières (22,34) etc. Cela dit, il ne joue pas le premier rôle qui reste, et c’est bien compréhensible, dévolu à Jésus. Rôle proéminent donc, mais en même temps, reconnaissance d’une spontanéité qui est aussi une forme de faiblesse. Sans anticiper sur la lecture précise des textes à laquelle je me livrerai plus loin, force est de reconnaître que Pierre n’est pas encore un ‘roc’ : naïveté (8,45 ; 9,33), reniement (22,55s).
Dans les Actes, le rôle proéminent ressort au premier chef de la place faite à Pierre dans le récit : certains commentateurs structurent d’ailleurs le récit autour de la « geste de Pierre » et de la « geste de Paul » ; mais en outre, la volonté lucanienne de tout rapporter à Pierre, spécialement l’ouverture aux païens qui serait passée par la vision du chapitre 10, n’a de sens que si Pierre joue un rôle actif et essentiel dans la communauté chrétienne de Jérusalem. En revanche, la naïveté et la pusillanimité semblent avoir bien disparu : Pierre est un héraut, mais aussi un héros. Il est celui qui parle (1,15 ; 2,14 etc.), en particulier au nom des autres comme il le faisait déjà dans l’évangile, et ce n’est pas négligeable dans le cadre de la rédaction lucanienne, mais il est aussi celui qui fait le premier pas, qui ose avec une foi solide (3,4s), qui avance, qui menace (ch. 5), qui fait montre d’une audace toute nouvelle : « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (5,29).
Ce « Pierre nouveau » a certes reçu le don de l’Esprit, par lequel il a été transformé. Mais la mise en valeur qu’il connaît dans les Actes n’est certainement pas seulement le fruit de cette seule transformation, mais aussi de la volonté de Luc de garantir l’ouverture aux païens, finalité primordiale de son récit. Cette ouverture, elle est le fruit de la volonté même de Dieu, ce que montre au premier chef la vision du chapitre 10, mais elle est aussi le fruit de la volonté de Pierre, qui agit comme relais. Au chapitre 15, Pierre, ou plutôt le discours que Luc lui fait prononcer, n’a d’autre rôle que de donner en quelque sorte un sceau divin à cette mission vers les païens : une fois cela fait, il peut céder la place.
Pour que Pierre joue ce rôle de garant, il faut absolument qu’il ait l’autorité nécessaire pour s’imposer : sans doute l’avait-il, mais Luc la met en valeur par tous les moyens.
Pierre parle devant une assemblée de 120 personnes environ : étonnant alors qu’il vient d’être question des Douze, de quelques femmes, et des frères de Jésus ! En outre, ils sont maintenant appelés frères, comme s’ils forment une communauté constituée. Enfin, plus loin, en 2,14, dans la version occidentale du texte des Actes, on nous dit de Pierre qu’il s’est avancé « avec les dix apôtres », comme s’ils n’étaient donc encore que onze en tout. On a le sentiment que cette élection complémentaire a été intercalée là par Luc, avant la Pentecôte, mais qu’elle a dû avoir lieu plus tard ; un bon indice en ce sens est le début du récit de la Pentecôte, où il est question d’un « ils » (2,1) qui renvoie très certainement aux personnages de 1,12-14, comme le signale d’ailleurs une note de la BJ. Pourquoi avoir placé là ce récit ? Une première raison pourrait tenir à la volonté de Luc de commencer le récit des Actes à la manière de celui de l’évangile, avec un groupe des Douze au complet ; mais il aussi très probable qu’il y aurait eu quelque chose de bancal aux yeux de Luc à ce que la Pentecôte ne touche que 11 apôtres, alors qu’elle est un signe de plénitude et un envoi en mission.
Le discours de Pierre constitue le premier discours des Actes, et on sait qu’il y en aura beaucoup d’autres. Celui-ci est un peu différent du fait qu’il s’adresse à des membres de la communauté chrétienne, mais il est aussi très semblable aux autres par bien des points. Il faut dire un mot de ces discours.
Excursus : Premier aperçu sur les discours des Actes
D’innombrables travaux ont été publiés au sujet de ces discours[2], et c’est bien normal compte tenu de la place qu’ils tiennent dans les Actes. Voici donc le premier en 1,16-22 ; il sera suivi de beaucoup d’autres : 2,14-36 (Pierre) ; 3,12-26 (Pierre) ; 4,8-12 (Pierre) ; 5,29-32 (Pierre) ; 7,1-53 (Étienne) ; 10,34-43 (Pierre) ; 11,4-17 (Pierre) ; 13,16-41 (Paul) ; 15,7-11 (Pierre) ; 15,13-21 (Jacques) ; 17,22-31 (Paul) ; 20,18-35 (Paul) ; 22,1-21 (Paul) ; 24,10-21 (Paul) ; 26,1-23 (Paul).
Il est impossible d’en faire ici un examen détaillé. Ce que l’on peut constater d’emblée, c’est que Pierre et Paul se taillent la part du lion ; mais ils sont aussi les deux pôles des Actes, une œuvre que certains ont rangé en deux parties essentielles, la geste de Pierre et la geste de Paul. Mais sont-ce seulement et vraiment Pierre et Paul qui parlent ? Il est en effet notable que, souvent, avant tout discours, Luc nous dit des orateurs qu’ils parlent « remplis de l’Esprit-Saint » : 4,8 ; 6,5 ; 13,9. La raison en est sans doute que, depuis la Pentecôte, il n’est possible aux disciples de parler que sous l’action de cet Esprit : cf. 2,4. Luc pourrait bien se souvenir que Jésus avait promis à ses disciples l’assistance de l’Esprit lorsqu’ils auraient à témoigner devant les hommes : « Mettez-vous donc bien dans l’esprit que vous n’avez pas à préparer d’avance votre défense : car moi je vous donnerai un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire » (Lc 21,14-15).
On le sait depuis longtemps, derrière ces acteurs, derrière l’Esprit-Saint lui-même, c’est aussi Luc qui donne son point de vue et ses orientations et qui, d’un point de vue littéraire, relance l’action et stimule l’attention de ses lecteurs par le discours direct. Certes, il paraît s’inspirer, peut-être plus souvent qu’on ne dit, de propos réellement tenus : par exemple à travers la christologie primitive de 3,20-21 ; ou à travers la fameuse justification présente dans le discours de Paul en 13,38. Mais il est clair, ne serait-ce qu’à partir de la structure répétée (schéma classique : événement, interrogation, apostrophe, éclairage scripturaire, justification, exhortation), du retour de certaines formules, des correspondances entre les discours, que le rédacteur principal est Luc lui-même.
Comme toujours avec Luc, le procédé n’est certainement pas seulement littéraire, mais aussi théologique. Lorsque Jésus était sur terre, ses actes éclairaient ses paroles, ce dont témoigne justement l’évangile de Luc ; maintenant qu’il est parti pour le ciel, les paroles viennent éclairer les actes, donner le vrai sens, rendre témoignage.
Ce qui frappe au premier chef dans ce premier discours de Pierre, c’est bien sûr le « il fallait que s’accomplît l’Écriture ». Ce « il faut » théologique sera suivi d’un autre, sorte d’application pratique : « il faut donc qu’il y en ait un… » (v. 21). Pour Pierre, ou pour Luc comme on voudra, Dieu ne peut pas avoir parlé en vain, sa parole ne saurait revenir sans avoir porté du fruit (Is 55,11) ; mais il s’agit bien sûr d’une relecture faite après l’événement : ce qui nous a tant choqués, la trahison de Judas, « qui était compté parmi nous », était en fait annoncé par l’Écriture et prenait donc place dans le plan de Dieu. Un tel argument est récurrent sous la plume de Luc : Lc 17,25 ; 21,9 ; 22,37 ; 24,7.26.44 ; Ac 23,11 ; 27,24.
Les modalités de la mort de Judas (v. 18-19), plus ou moins en rapport avec les données de Matthieu (27,3-10), sont certainement insérées ici par Luc selon une tradition reçue : l’affaire paraît déjà ancienne, on parle de la langue des habitants de Jérusalem (v. 19), la justification par le psaume 69 n’a rien à voir avec le remplacement considéré, mais elle laisse entendre que le champ du sang n’a jamais supporté quelque construction que ce soit et que le forfait n’a donc en réalité pas payé.
Le souci de Luc est donc de retrouver douze témoins. Et il nous dit ce qu’est à ses yeux un témoin : quelqu’un qui a connu Jésus de son vivant, du début de sa vie publique (le baptême de Jean : cf. encore 10,37) jusqu’à son ascension (de nouveau l’accent lucanien typique sur ce thème, la mort étant passée sous silence). Un tel témoin est un martus (martyr, si l’on traduit le mot grec), et il est très différent des témoins (autoptès : Lc 1,2) auxquels Luc dit s’être adressé pour composer son œuvre : c’est quelqu’un qui est prêt à donner sa vie en témoignage. C’est un personnage que Luc privilégie dans les Actes : 2,22 ; 3,15 ; 5,32 ; 10,39 etc. Mais il est presque absent de l’évangile : 21,13 ; 24,48.
Faut-il souligner que Paul ne fait donc pas partie des Douze, de ces témoins, sinon en 22,15.17 et 26,16.22, mais dans des récits où c’est Paul qui parle de lui-même ? On reste étonné de ce hiatus entre Luc et Paul… Pour Luc, Paul fait partie des prophètes et docteurs (13,1s), des prédicateurs bien sûr, mais il est parfaitement distingué des Douze, apôtres, témoins ; preuve en est à nouveau donnée en 13,31, où Paul affirme : « pendant de nombreux jours, Jésus est apparu à ceux qui étaient montés avec lui de Galilée à Jérusalem, ceux-là mêmes qui sont maintenant ses témoins auprès du peuple ». Il est possible que ce hiatus reflète quelques différences « idéologiques », par exemple en rapport avec la place de la croix[3], mais peut-être aussi est-il tout simplement la conséquence de la formation historienne de Luc : le témoignage doit pouvoir se rapporter à des faits, à une vie historiquement déterminée.
Quoi qu’il en soit, la procédure de remplacement est donc engagée, par un tirage au sort. Il faut bien comprendre que ce sort est, pour ceux qui s’y soumettent, contrôlé par Dieu et son résultat n’a donc rien de totalement hasardeux ; c’est pourquoi Luc peut faire dire aux disciples : « Seigneur, lequel de ces deux tu as choisis ». J. N. Aletti[4], et à sa suite D. Marguerat[5], ont des remarques intéressantes concernant cette présence de Dieu dans les Actes ; voici ce qu’écrit Aletti : « Les interventions divines font partie du tissu narratif, et leur importance ne saurait être minimisée, puisqu’elles ont (1) une fonction programmatique, lorsque, sous formes de vision, de songe ou d’oracle, elles indiquent à l’avance ce qui va advenir et comment, (2) une fonction performative, quand Dieu protège, sauve, détruit, munit ou récompense, etc., et (3) une fonction interprétative, après les événements pour les justifier, ou pour en indiquer le sens, la portée ».
[1] Une manière classique pour Luc (cf. 6,1 ; 11,27) de signaler qu’il n’a pas dans ses notes de date précise. Car Luc sait être très précis (40 jours en 1,3 ; 3 en 9,9 ; 3 en 10,30 ; 5 et 7 en 20,6 ; 5 en 24,1 ; 8 ans en 9,33 ; deux années en 19,10 et trois en 20,31 etc.) et, s’il ne l’est pas, c’est qu’il ne peut l’être.
[2] Pour une première approche, on se reportera aux articles classiques de J. Dupont : dans Jacques Dupont, Études sur les Actes des apôtres (Paris : Cerf, 1967), « Les discours missionnaires des Actes des Apôtres », p. 134-155 ; et dans Jacques Dupont, Nouvelles études sur les Actes des Apôtres (Paris : Cerf, 1984), « Les discours de Pierre », p. 58-111.
[3] Chez Luc, on a le sentiment, par exemple en lisant le discours de Pierre au chapitre 3, que la Croix est un événement « secondaire », reflétant l’incrédulité des Juifs auxquels Luc en attribue la responsabilité, mais non pas le fruit d’une volonté divine : Dieu a livré Jésus, certes, mais la crucifixion est l’œuvre des impies manipulés par les chefs juifs.