La Bible dit-elle vrai sur…

L’homme et la vie humaine

Dans ma précédente conférence, je vous parlais de la création en général, en m’appuyant au plan biblique sur les textes célèbres de Gn 1 et 2. Déjà, ces récits nous proposaient deux manières d’envisager la création de l’homme et sa place dans la création, mais j’avais esquivé les versets en cause pour les réserver à la conférence d’aujourd’hui, en leur ajoutant bien sûr des compléments.

Le récit de Gn 1,26-28

Commençons par en rappeler les termes :

« 26 ​Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » 27 ​Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa.  28 ​Dieu les bénit et Dieu leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! »

Plusieurs questions se posent, et je vais en évoquer trois, en les présentant toutefois dans un ordre différent de celui du texte :

  1. Qu’en est-il du mâle et de la femelle ?
  2. Qu’en est-il de l’image et de la ressemblance ?
  3. Qu’en est-il de la soumission ?

Mâle et femelle

Certains parmi vous ont pu être surpris de cette traduction par « mâle et femelle », qui se trouve dans la TOB, et non par un plus familier « homme et femme », en usage dans la BJ y compris dans sa dernière édition 1998. Eh ! bien, c’est la TOB qui a raison. Si je devais reprendre tout ce que dit sur ce sujet la psychanalyste Marie Balmary, dans l’ouvrage La divine origine, écrit au plus près des textes originaux, ce serait beaucoup trop long, et je vais me contenter de courts extraits :

« Deux mots me frappent de n’être pas dans ce texte. Il y a bien Adam (le terrien, l’humain, de adamah, la terre, terme générique). Le terrien créé par Elohim est dit « mâle et femelle ». Tant de fois j’ai cru entendre « homme et femme » à cet endroit du texte » (p. 68). Et plus loin :

« L’humain est donc différencié ici seulement comme l’animal, mâle et femelle. La parole divine est adressée à eux comme « parlants », il est vrai, mais « pluriels », comme les autres vivants de la terre (…) Le dieu n’a créé ici que la possibilité de l’homme et de la femme » (p. 69).

Je m’arrête là. Ce que note avec raison Marie Balmary, c’est que la distinction homme/femme ne viendra que plus tard dans le deuxième récit : pour l’heure, n’existe qu’Adam, l’humain, une sorte d’idéal indifférencié, ce que notera aussi la tradition juive. C’est assez étonnant dans la mesure où le premier texte de création est nettement plus récent que le deuxième : pourquoi n’en avoir pas gardé la dimension relationnelle, et la distinction mention homme/femme ? Plusieurs interprétations me semblent possibles :

  1. Le premier récit de création, tout en étant plus récent, cherche à revenir aux origines beaucoup plus que ne l’a fait le deuxième récit. D’une certaine manière, il se veut plus « fondamental ».
  2. Ce premier récit présente la création du mâle et de la femelle comme un aboutissement créatif avec une insistance sur la fécondité qui doit s’ensuivre. Le deuxième récit, avec la mention du péché qui suivra, insiste clairement sur la relation : il se situe à un niveau « plus spirituel ».

Deux conclusions peuvent en être tirées en tout cas de ce récit :

  1. L’indifférenciation primitive affecte tout homme dans sa genèse : point de surprise donc si l’on trouve des caractères masculins à une femme, ou féminins à un homme. Nous vivons des deux pôles. Pour autant, n’allons pas reprendre les théories du genre selon lesquelles la dimension masculine ou féminine serait une construction : le deuxième récit de la création s’oppose résolument à ce point de vue.
  2. L’être humain est invité à « soumettre la terre » (1,28). On sait à quoi une mauvaise compréhension de cette invitation peut conduire : au pire désordre. Or, le verbe grec employé ici évoque une seigneurie (katakurieuô) qui ne peut être que celle de Dieu : l’être humain doit dominer la création à la manière dont Dieu la domine ! Donc certainement pas l’épuiser ou en faire un usage égoïste.
  3. Mais l’accent de l’acte créateur dans ce premier récit porte sans doute beaucoup plus sur la question de l’image et de la ressemblance. Venons-y !

Image et ressemblance

Deux mots difficiles, semblant désigner des réalités proches, et dont l’un, celui de ressemblance, disparaît du texte au moment même de la création, au verset 27. Plusieurs interprétations ont été données, et je ne vais pas vous en accabler, mais juste vous en proposer une : au départ, la ressemblance est parfaite, si bien que l’image reste seule mentionnée parce qu’elle dit l’origine. Et il s’agit bien alors, reprenons Marie Balmary, de ce qui concerne l’homme idéal, indifférencié, celui du Paradis. Dès lors, tout homme quel qu’il soit, naît avec cette image, serait-il le pire des bourreaux ! Et c’est pourquoi la tradition judéo-chrétienne, qui s’appuie sur ces textes fait grand cas de tout être humain, dès sa conception et jusqu’à sa mort.

Ensuite, après le péché, dont il sera question plus loin, la ressemblance est perdue (« vous serez comme des dieux ») : du coup, si l’image est toujours là (cf. 1 Co 11,7), elle s’obscurcit. Mais je vais y revenir plus loin. Restons-en à l’image, un terme qui revient en force chez saint Paul pour évoquer Jésus, image parfaite de son Père. Paul le dit clairement : « l’Évangile de la gloire du Christ, lui qui est l’image de Dieu » (2 Co 4,4 ; ou Col 1,15). Notons encore ce que propose l’auteur de la lettre aux Hébreux, qui dit l’essentiel de l’image comme union intime mais sans employer le terme précis :

« 2 [Dieu] nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. 3 Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance… » (He 1,2-3).

Pour Paul, revêtir le Christ, selon une expression que j’ai déjà évoquée, c’est pour un homme donné retrouver cette image qui ne se perd jamais en lui, à la différence de la ressemblance -nous y voilà- que le péché vient obscurcir et souiller. Certains commentateurs voudront y voir l’âme ! Cette persistance de l’image, soulignée par les premiers écrivains chrétiens, explique cette grandeur de l’homme que j’ai évoquée plus haut.

Le récit de Gn 2,4b – 3,24

Ce très célèbre récit, qui commence en Gn 2,4b et se poursuit tout au long du chapitre 3, met en scène deux poires, une pomme et des pépins ! Et donc la thématique du péché originel : mais je vais garder cela pour une prochaine conférence. Pour l’heure, je m’en tiens à la création originelle plus qu’au péché originel.

Ce deuxième récit est plus ancien que le premier même s’il vient après. La création telle qu’elle est présentée ici est donc plus bucolique, moins ordonnée. Le ou les auteurs, plus qu’à la dimension végétale et aquatique, s’intéressent en priorité à l’être humain et sa place dans la création. D’ailleurs, les propos sur la dimension végétale, et donc sur les arbres, semblent avoir pour fonction de préparer toute la suite, à savoir la chute.

La création de l’être humain, plutôt sobre a priori, arrive en 2,7 : « Le Seigneur Dieu modela l’être humain avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’être humain devint un être vivant ». Elle nous présente l’être humain comme un composé de terre et d’esprit, lequel provient du souffle même de Dieu. C’est l’esprit qui « fait » le vivant, et l’on comprend alors toute la force de l’expression « rendre son dernier souffle ».

Mais il est un autre point qui ressort clairement ici, à savoir que tout être humain, quel qu’il soit, porte en lui du divin. Le précédent récit l’avait dit en signalant que l’être humain était fait à l’image de Dieu, le récit actuel l’indique autrement : on peut dire que pour lui, le souffle est cette image. Encore une fois, la grandeur de l’homme est clairement marquée !

À partir du verset 5, le jardin est de retour avec ses arbres. Le rédacteur en distingue deux, l’arbre de vie, dont il spécifie qu’il est au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Tous deux sont, notons-le, bons à manger… Ici, je vais quelque peu anticiper pour poser la question de l’existence réelle de deux arbres. En effet, en 3,3, l’interdit que Dieu pose est formulé ainsi : « Du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort. ». Cet interdit porte sur un arbre situé au milieu, et braver l’interdit mène à la mort : il est donc très difficile de penser qu’il n’est pas en rapport avec l’arbre de vie. D’autant plus que la sanction du péché sera l’expulsion du Paradis, et donc la perte de l’immortalité. D’ailleurs, les commentateurs sont fort embarrassés à l’idée que Dieu se réserve la connaissance, jugée d’ailleurs bonne à manger, alors qu’ils n’auraient aucun embarras à justifier qu’il se réserve l’arbre de vie…

Bien qu’il figure dans tous les manuscrits, la présence de l’arbre de la connaissance m’a donc longtemps semblé comme une sorte de surcharge sur un texte primitif qui ne parlait que de l’arbre de vie. Mais je ne le pense plus aujourd’hui : il a sa place aux côtés de l’arbre de vie. Le premier symbolise le fait qu’au Paradis, la vie est présente comme don de Dieu ; et le deuxième manifeste que la connaissance du bien et du mal, inséparable de la maîtrise de la vie, appartient originellement à Dieu.

Comme me l’écrit un ami : « Dieu ne défend pas d’en manger par simple jalousie parce qu’il voudrait s’arroger toute connaissance. Cette interdiction participe de cette connaissance du bien et du mal ; c’est seulement en obéissant à Dieu qu’il est possible de connaître le bien et le mal. Faire le bien, c’est faire ce que Dieu veut, et faire le mal, c’est ne pas faire ce qu’il veut ou faire ce qu’il ne veut pas. La connaissance du bien et du mal procède donc d’un chemin progressif de la découverte de la volonté de Dieu ; manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est donc sortir du chemin, prendre un prétendu raccourci, et penser que l’on n’a pas besoin de Dieu pour connaître ce qui est bien et mal ».

En d’autres termes, en transgressant l’interdit, Adam et Eve se font les juges de ce qui est bon ou mauvais ; ils prétendent en avoir la connaissance par eux-mêmes… Faut-il souligner à quel point cette tentation est aujourd’hui très actuelle ?

En tout cas, dans ce jardin d’Eden, l’être humain vit du souffle même de Dieu, et bénéficie donc de l’immortalité. Je passe sur les versets 10-14, généralement considérés comme une addition, pour en venir au verset 15 qui dit, autrement une fois de plus que le précédent récit, toute l’écologie : « Le Seigneur Dieu prit l’être humain et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. » L’être humain est donc établi par Dieu, autrement dit constitué, c’est son job, pour « cultiver et garder » : cultiver évoque l’accroissement, garder évoque la mesure.

Ce sont les maîtres mots de l’écologie, et ils sont évidemment mentionnés par le pape François dans Laudato Si : « Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu’ils nous invitent à ‘‘cultiver et garder’’ le jardin du monde (cf. Gn 2, 15). Alors que ‘‘cultiver’’ signifie labourer, défricher ou travailler, ‘‘garder’’ signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature. Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures » (§ 67).

Vient donc la présentation de l’interdiction faite par Dieu, mais je me suis déjà exprimé à ce sujet, et j’y reviendrai dans une troisième conférence. Je devrais passer à la création de la femme, mais ce serait négliger plusieurs versets qui définissent ce que peut être la collaboration de l’être humain à la création. Jusqu’alors, il était sujet passif et voici que Dieu lui apporte des éléments de sa création pour qu’il les nomme. Or, nommer, c’est distinguer, comme il en avait déjà été question dans le premier récit : c’est donc à une véritable collaboration que l’être humain est invité. Collaboration, mais non création : l’essence des objets, si je peux parler ainsi, n’est pas de son ressort, mais seulement la forme.

Remarquons ensuite que l’être humain ne peut se nommer lui-même (2,20) : il lui faut un vis-à-vis. D’où la création de la femme. Et ici il va bien s’agir de la femme et non pas seulement de la femelle, comme dans le premier récit : parce qu’il y a relation. Marie Balmary explique cela très bien. « « L’homme n’apparaît lui-même que lorsqu’il dit le mot ‘homme’. Et il ne connaît qu’il n’y a ‘homme’ que lorsqu’il reconnaît ‘femme’ » (Cf. Marie Balmary, La divine origine. Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, p. 76).

Pour que naisse cette femme, Dieu a pris une côte, ou plutôt un côté de l’être humain (2,21). Que n’a-t-on pas écrit sur cette histoire, jusqu’à saint Paul lui-même : « L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme ; et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme » (1 Co 11, 7-9). La juste interprétation est tout autre : en prenant un côté de l’être humain, disons une partie, Dieu manifeste que l’être humain ne peut prétendre à la pleine intégrité humaine sans la femme, tout en donnant à l’un et à l’autre une place originale. Autrement dit, le récit évoque une complémentarité, absolument pas une supériorité de l’un ou de l’autre. On retrouve ici la thématique « distinguer pour unir », que j’avais évoquée dans un précédent entretien.

Cette complémentarité est évoquée plus loin sous une autre forme : « l’homme s’attache à sa femme et ils deviennent une seule chair » (2,24). Cela aussi, saint Paul le commentera, mais avec beaucoup plus d’à-propos, pour évoquer l’union avec une prostituée (1 Co 6,16).

Conclusions

Une lecture attentive des deux textes de création nous aura montré qu’ils sont beaucoup plus que de belles histoires : ils disent la manière dont les rédacteurs, à leur époque, envisageaient la place de l’être humain dans la création, son rapport au Créateur et à son environnement, qu’il s’agisse des animaux ou des autres êtres humains. Et cette manière devrait aussi instruire la nôtre. Récapitulons :

  1. La nature est ordonnée, selon la volonté divine. Comme le redira saint Paul plus tard de manière lapidaire : « Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix » (1 Co 14,33).
  2. Dieu a choisi d’associer l’être humain à sa création, qu’il s’agit de développer, mais aussi de préserver. En respectant l’ordre divin dont il vient d’être question.
  3. Dans la création, cet être humain est un sommet qui reçoit sa vie du Dieu Trinitaire.
  4. Il est dès lors l’image de Dieu, que le péché vient malheureusement gâter. Il faudra attendre la venue de Jésus, qui n’a pas connu le péché (He 4,15) pour que se retrouve sur notre terre la parfaite image de Dieu.
  5. L’être humain existe sous deux modalités harmonieusement complémentaires, originellement unies, à savoir le mâle et la femelle, puis distinguées mais unies comme homme et femme.

Le péché va venir troubler cette harmonie originelle, et c’est ce que je vais évoquer lors d’une prochaine conférence.

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