Qui ne rêve d’une amitié éternelle ? Ne s’agit-il pas après tout, du fait de son absolue gratuité, du sommet de l’amour ? On comprend mieux, a priori, la magnifique promesse que fait Jésus à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15,15). Mais Jésus parle-t-il de n’importe quelle amitié ? A lire saint François de Sales dans son Introduction à la vie dévote, il semble bien qu’une distinction doive être opérée : « Je ne parle pas ici de l’amour simple de charité, car il doit être porté à tous les hommes ; mais je parle de l’amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs âmes se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles ».
Cette amitié-là est précieuse, elle est généralement assez rare (saint François parle de « deux ou trois ou plusieurs »), elle doit être cultivée et entretenue. Mais la vérité est que nous connaissons bien d’autres amitiés, plus brèves apparemment, non moins belles, et qui nous aident à avancer dans nos vies. Faut-il compter parmi elles celles dont les réseaux sociaux voudraient nous combler, et qui partiraient d’un « like » facilement déposé ? Sans doute certains de mes lecteurs vont-ils aussitôt se gausser, manifester leur scepticisme, mais ils auraient tort. Pour ma part, et non sans réticences au départ, c’est bien à partir de Facebook que j’ai pu créer des liens forts auxquels mon blog a servi de caisse de résonance. Et qui se sont traduits par de belles rencontres spirituelles, réelles et pas seulement virtuelles.
Je n’en donne pas moins partiellement raison aux objections de ces détracteurs : ces rencontres, motivées le plus souvent par un souci compassionnel, ou par le besoin d’une aide précise, ou par une raison précise et limitée dans le temps, ne sont pas le plus souvent (mais cela arrive) de celles qui donnent naissance à cette amitié spirituelle dont parle François de Sales. Peut-être justement parce qu’elles ont cette raison précise, et manquent de cette absolue gratuité dont je parlais plus haut. Si bien qu’avec le temps, la raison perd de sa force d’union et d’échange, chacun poursuit son chemin de son côté. Il reste que l’on peut parler à leur sujet d’une véritable amitié : au fond du cœur de ceux qui l’ont vécue, il reste et restera toujours quelque chose d’un lien fort, qui a contribué à tisser l’humanité de chacun.
Pour prendre mon petit cas personnel, chacun comprendra qu’après avoir passé quatre ans à Jérusalem, puis quatre ans à Lille, puis cinq ans maintenant à Montpellier, j’ai connu ces quinze dernières années beaucoup de ces liens et de ces amitiés de passage. Auxquelles s’ajoutent donc celles générées et nourries par le Net. Elles ont connu leurs moments forts, elles sont toujours là, au fond de mon cœur, même si elles ne trouvent plus à se dire comme elles se disaient en d’autres temps. Elles ont contribué à me faire tel que je suis aujourd’hui, et je suis profondément heureux d’en avoir tant reçu. Et je remercie chacun de ceux avec qui je les ai partagées.
Quant à la véritable amitié spirituelle, il faut donc la chercher ailleurs. En premier lieu, je pense bien sûr à celle qui peut nous relier à Dieu, et à son fils Jésus : je parle bien d’une vraie rencontre, spirituelle mais aussi, au risque de surprendre, charnelle. Lorsqu’elle a été faite en vérité au départ, elle est surtout durable, disons le mot éternelle. Tous sont appelés à la faire, mais tous ne la font pas : je ne vais pas en chercher les causes, multiples, mais simplement le regretter.
En deuxième lieu, et là tout le monde est appelé à en connaître, il existe l’amitié qui nous lie à telle ou telle personne, rencontrée il y a quelques mois, une année, dix ans ou plus. Une rencontre qui dure par-delà la distance et le temps. Avec elle, il en va un peu comme du rapport à un époux ou une épouse dont on est profondément amoureux : pourquoi lui, pourquoi elle, qu’est-ce qui a présidé à la rencontre… ? Autant de questions dont nous n’avons pas la réponse, sinon celle-ci : c’est un cadeau. Pour ma part, je dirais plus précisément un don de Dieu. Même si, explicitement, les personnes concernées ne parlent pas de Lui.
Et quel bonheur quand cette amitié-là, largement humaine, contribue à nous faire rencontrer la première, celle qui nous unit à Dieu !