Elisabeth Waroux est une amie, passionnée de littérature et de théâtre. Sous le pseudo d’Elvire Debord, elle tient depuis des années un remarquable blog, A la recherche du temps présent, dans lequel elle évoque ses coups de cœur … et parfois aussi de gueule. Et comme elle écrit remarquablement bien, je ne résiste pas au plaisir de vous faire connaître ses « injonctions paradoxales ».
Je me demandais pourquoi j’avais régulièrement tendance à avoir le cerveau qui vrillait ces derniers temps, et ce n’était pas faute d’en rechercher la cause. Vous me répondrez que c’est la Covid, le confinement, le couvre-feu, etc … tout cela est vrai en partie, mais ce n’était pas que ça. Et euréka, alléluia : je l’ai trouvée l’origine. Elle se résume en une merveilleuse expression qui s’intitule « l’injonction paradoxale », qui n’est certes pas un concept nouveau puisque Georges Orwell en parlait déjà dans 1984, mais dont je n’avais pas fait l’expérience à si grande échelle.
Tout de suite, j’en livre la définition pour ceux qui comme moi n’ont pas en tête la mémoire de tous les classiques : la notion d’injonctions paradoxales correspond au fait que l’on donne deux ordres ou consignes à un individu sans que celui-ci puisse en mettre un à exécution sans violer l’autre, en essayant d’obtenir de lui ce qu’il ne veut pas faire, en utilisant de surcroit des ressorts affectifs ou essentiels pour lui.
Et là, mes amis, nous baignons dans l’injonction paradoxale. Les êtres que nous sommes bien contraints d’appeler nos dirigeants, puisque tels sont-ils, sont les champions toute catégorie de l’injonction paradoxale et c’est un truc à finir dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Du lundi au dimanche, c’est le festival des « tu peux – tu ne peux plus », « il faut-il ne faut plus », « tu ne dois pas mais tu dois si », avec en filigrane le leitmotiv du « si vous ne faites pas ce que je dis, et que les gens meurent, ce sera votre faute. »
Et je ne parle même pas de toutes les consignes de plus en plus loufoques que nous devons digérer et mettre en œuvre en un temps record, car ce qui est vrai le lundi ne l’est plus le mardi, mais est partiellement vrai finalement le mercredi. En bref, quand tu vas acheter ta baguette, tu regardes la dépêche du matin pour vérifier si ledit jour, le boulanger est essentiel, si tu es dans le bon créneau horaire, si tu es dans la bonne zone géographique, le bon département, si tu as besoin d’une autorisation, si oui quelle est la case à cocher, si tu peux acheter une baguette et un pain au chocolat, si tu dois attendre dedans ou dehors, de combien de temps tu disposes, si tu as le bon masque, si tu peux emmener ton gamin, ton deuxième gamin, l’ami de ton gamin, si tu peux saluer tes amis croisés sur le trottoir ….
Tu as la palme d’or du citoyen responsable, soucieux de protéger la vie humaine, qui ne veut pas tuer son voisin, qui ne contribue pas à engorger les hôpitaux, qui permettra l’ouverture des restaurants, des théâtres, des musées, qui maintient l’économie à flot, si :
. Tu fais réparer tes chaussures mais n’en achètes pas de neuves (cela devrait plaire aux écolos)
. Tu pique-niques mais proscris les barbecues.
. Tu remplaces en plein air la bière entre amis par une boisson non alcoolisée.
. Tu vas à la veillée pascale le dimanche matin à 6h30 au lieu de 21h le samedi soir.
. Tu touches le genou de ton voisin dans l’avion ou le train, mais pas au bureau.
. Tu laisses tes parents crever tout seuls.
. Tu tournes à droite au Monoprix pour acheter un dentifrice mais pas à gauche pour acheter des chaussettes (pas essentielles les chaussettes).
. Tu ne vois plus personne à 18h (ah non maintenant c’est 19h).
. Tu vas chez le coiffeur mais pas chez la manucure.
. Tu ne planques pas tes œufs de Pâques
. Tu, tu, tu et turlututu …
Je suis tombée sur un article intitulé « comment lutter contre l’injonction paradoxale sans péter un boulon » : l’option 1 est de tenter de se fondre dans le moule au point de s’oublier mais le risque est de tomber dans un sentiment de schizophrénie. L’option 2 est de résister activement en mettant à distance cette violence institutionnelle par l’humour ou la dénonciation. J’ai choisi mon option : ça ne soigne pas le mal à la racine, nous sommes bien d’accord, mais alors, ça va nettement mieux.
Ceci étant dit, humour ou pas, le barbecue, la chasse aux œufs, les voyages, les diners, les restos, le ciné, les théâtres étant désormais des concepts d’un temps que les moins de douze mois ne peuvent pas connaître, il faut bien les occuper ses soirées et ses week-ends quand on vit en ville sans balcon ni jardin. Et là, vient le temps de l’épreuve : vérifier la richesse de sa vie intérieure et sa capacité à la maintenir. Une fois que ton oreille est devenue bien rouge par usage éhonté de son téléphone, que tu as déjà appelé et rappelé tous les amis de ton répertoire, que tu es à jour de tous tes papiers, que tes placards sont rangés nickel, que tu as déplacé les meubles de ton appartement quatre fois, que tu as éclusé toutes les séries de Netflix, puis de Arte, que tu en viens à regarder en boucle des documentaires sur la vie retirée des religieux ou de tribus vivant en autarcie, que lire devient presque une corvée au point que seuls les polars sont un poil excitants, c’est qu’il est grand temps de se secouer les puces. C’est fou comme le cerveau s’englue vite tout de même.
Alors merci à tous ceux qui m’ont adressé leurs livres. Si je n’en ai rien dit, ce n’est pas que je les ai trouvés nuls bien au contraire, c’est que je les ai feuilletés, regardés, sentis, puis reposés sur une pile qui s’accroit, découragée par moi-même de ne pas avoir la volonté, l’envie, le courage, le désir même de les lire comme il se devait.
Mais j’ai retrouvé la forme et le désir. Le désir des mots contre les maux et je vais reprendre mes billets.
Au slogan ubuesque, « dedans avec les miens, dehors en citoyen », je lui préfère « dedans, foutez-moi la paix, dehors rendez-moi ma liberté ».
Sois spontané!
Voilà une belle injonction paradoxale que tu fais vivre, Hervé…