Zemmour, l’imposture : un billet de René Poujol

René Poujol, journaliste retraité, ancien directeur de la revue Le Pèlerin, est un ami sur Facebook avec lequel je corresponds souvent. Sur sa page, il vient de publier un commentaire plutôt vif sur l’impasse représentée par les propos d’Eric Zemmour à propos de l’Islam. D’un islam pour lequel il ne nourrit pas d’illusions, et dont il dénonce fortement aussi les travers. Nous sommes invités à trouver un chemin d’intégration qui n’a rien d’évident, bien sûr.
L’équilibre et l’esprit général de ce long propos m’ont plu et m’ont poussé à le partager autrement que sur Facebook : René m’a permis de le faire.

 » Il y a loin de la libre expression des opinions politiques au dévoiement du débat présidentiel.

En quelques mois le polémiste Eric Zemmour s’est imposé dans le paysage politique Français. Et partant dans le paysage médiatique. Les derniers sondages le créditent de 11% d’intentions de vote, s’il était au printemps prochain candidat à la présidentielle, ce qui le situe immédiatement derrière Emmanuel Macron et Marine le Pen. Son dernier ouvrage est en tête des ventes dans de nombreuses librairies. Son face à face du 23 septembre dernier avec Jean-Luc Mélenchon a été suivi par près de quatre millions de Français. D’évidence une frange de l’électorat se reconnaît dans ses analyses et propos, même les plus outranciers. Sauf que dénoncer l’immigration et la présence de l’islam en France comme la cause principale de tous nos maux sans dire comment on pourrait interdire à quelques millions de nos compatriotes, aussi français que lui, de vivre leur religion conformément à la loi, constitue un détournement irresponsable et potentiellement dangereux du débat démocratique. Il y a donc imposture.

Eric Zemmour exprime, d’évidence, ce que pensent nombre de Français

« Le bon sens près de chez vous » chacun se souvient de ce slogan publicitaire qui fut, quatre décennies durant, celui d’une grande banque française. Efficace et démagogique à la fois. Car si le bon sens était la voie de la raison, il y a longtemps que cela se saurait. Outre que le débat démocratique fait partie de notre ADN républicain, les périodes pré-électorales ont naturellement vocation à permettre la libre expression et confrontation des idées, des projets politiques et, nous l’oublions trop, des « visions » que chacun de nous peut nourrir pour l’avenir de son pays dans un monde bouleversé. A condition que le débat « à la loyale » sensé éclairer demain nos choix citoyens, ne soit pas détourné, pollué, au nom d’un prétendu bon sens.

Ne nous y trompons pas, Eric Zemmour exprime, d’évidence, ce que pensent nombre de Français convaincus d’être méprisés par la classe dirigeante, politique et médiatique. Le rejet même dont il est l’objet les conforte dans la conviction de leur propre exclusion, et la force – au moins apparente – de ses arguments, dans le sentiment d’être détenteurs, avec lui, d’une vérité « de bon sens » qui dérange les puissants. Sauf qu’une lecture monomaniaque, obsessionnelle de la réalité est rarement pertinente pour rendre compte de la complexité du monde et de nos sociétés. Que les phénomènes migratoires auxquels notre pays est confronté depuis des décennies, puissent poser des problèmes singuliers du fait de leur spécificité ethnique, culturelle et religieuse – essentiellement musulmane – est une évidence. Le nier est non seulement une erreur mais également une faute, comme tout déni de la réalité. Et refuser d’entendre celles et ceux qui font entendre leur « plainte » à son endroit, parce que leur vie au quotidien en est perturbée, une attitude coupable largement partagée par la classe politique, intellectuelle et médiatique. Rien de plus efficace pour nourrir le populisme, le racisme et le repli identitaire.

Les inquiétudes des Français ne portent pas d’abord sur l’Islam et l’immigration…

La présidentielle, dans un pays comme la France, est naturellement – du fait de sa prééminence symbolique et institutionnelle – le « moment » où les citoyens sont appelés à se saisir de leur avenir commun. Il est donc légitime qu’ils puissent mettre au cœur du débat leurs préoccupations légitimes. Encore faut-il ne pas se tromper à leur propos. Le 2 septembre dernier, le magazine Challenges publiait les résultats d’un sondage hiérarchisant les inquiétudes des Français. Que trouve-t-on en tête ? Le dérèglement climatique et l’avenir de leurs enfants (84%), le terrorisme (83%) et la délinquance (82%). Sur treize réponses suggérées (voir tableau ci-après), la place de l’Islam arrive en dixième position, l’immigration en treizième et dernière place. Tout est dit du détournement purement idéologique opéré par Eric Zemmour pour qui le terrorisme et la délinquance seraient la conséquence du phénomène migratoire et de la présence parmi nous de quelques millions de musulmans. Dès lors, focaliser le débat sur ces questions – avec la complicité plus ou moins contrainte des médias – c’est imposer à l’opinion une hiérarchie de préoccupations qui n’est pas la sienne. C’est faire une OPA sur le débat de la présidentielle.

… thèmes absents du débat politique allemand lors des législatives de septembre.

Un détournement qui tranche étrangement avec l’équilibre du débat politique de nos voisins allemands appelés, dimanche 26 septembre, à élire leur nouveau parlement. « Les thèmes du débat politique allemand ont été très différents de ce ceux qui occupent la pré-campagne présidentielle française. Outre-Rhin, on a très peu parlé d’immigration et bien davantage de sujets sociaux ou économiques comme le climat ou la dette. » écrit le journaliste Henri Vernet dans le Parisien. Trois jours plus tôt, dans un post publié sur sa page Facebook, le correspondant du Monde à Berlin, Thomas Wieder notait : « Le débat qui réunissait ce soir les chefs de file des partis à trois jours des législatives allemandes, est terminé. Sauf erreur de ma part le mot immigration a été prononcé une fois par le chef de l’AfD au détour d’une phrase sur la politique budgétaire et le mot Islam zéro fois. » Alors même que l’Allemagne est de toute l’Europe, le pays qui a accueilli le plus de migrants avec 1,1 millions de réfugiés pour la seule année 2015.

Si l’Islam est « coupable » que fait-on de quelques millions de français musulmans ?

Si le terrorisme et la délinquance font partie des préoccupations légitimes des français, faire de l’Islam la cause première de ces maux à combattre est un simplisme qu’aucun intellectuel digne de ce nom ne devrait se permettre. Fut-il polémiste. On me pardonnera de ne pas m’étendre ici – il y faudrait de trop longs développements – sur des sujets par ailleurs largement documentés. Même s’il est vrai que le déracinement culturel, l’exclusion et la précarité ne peuvent être des excuses suffisantes. Mais si, par hypothèse, l’Islam en tant que tel était “la“ cause, quelle serait alors la réponse adaptée ? Bouter hors de nos frontières quelques millions de musulmans qui sont, pour l’immense majorité d’entre eux, de nationalité Française ? Et sur quel principe de droit ? Et si Eric Zemmour prétendait vouloir/pouvoir s’affranchir du droit, quelle pourrait être la destination finale de ces condamnés à la « remigration » ? Le pays de leurs racines ancestrales ? Ou, en cas de refus de les accueillir, l’immersion en haute mer ? Soyons sérieux !

L’intégration comme droit et comme devoir

En réalité c’est la question de l’identité plus que la délinquance ou le terrorisme, et plus précisément encore la peur d’une perte d’identité de notre pays et de notre peuple qui sert de catalyseur aux soutiens du polémiste. Préserver notre identité supposerait, dans l’esprit de certains, le retour d’une “assimilation à la française » rendue impossible par la nature même de l’islam jugé « incompatible avec les valeurs de la République » du fait même du lien de sujétion qu’il établit entre l’ordre politique et social et la religion, y compris dans sa composante culturelle. Et il faut bien admettre qu’il y a là, de fait, un obstacle majeur à l’intégration. Même si la menace d’une islamisation de l’Europe par des hordes migratoires est de l’ordre du pur fantasme.

Oui, l’intégration est en panne. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit en échec. Car chacun est aujourd’hui témoin de la présence, près de nous, de fils et filles d’immigrés, parfaitement intégrés, dans différents secteurs de notre vie économique, sociale, culturelle, sportive ou politique. (1) Mais, outre une situation économique favorable, l’intégration suppose une double volonté qui parfois, c’est vrai, semble faire défaut : celle d’accueillir et de se laisser accueillir. Au risque – à moins que ce ne soit une chance – de la rencontre et des changements qu’elle peut engendrer chez les uns et les autres. Ce qui vaut autant pour les individus que pour les communautés elles-mêmes. Osons dire ici combien est précieux le travail engagé par nombre d’intellectuels musulmans pour démontrer et convaincre leurs coreligionnaires que l’adhésion au principe républicain peut se faire en parfaite cohérence avec leur appartenance religieuse. Osons dire, plus encore, combien, dans un passé encore récent, nous ont manqué de la part des responsables musulmans des prises de position explicites disant leur attachement à cette émergence d’un Islam de France. Car si l’intégration est un droit elle est aussi un devoir.

L’identité française comme projet à construire en fidélité à notre histoire et à nos valeurs, dans leur pluralité

Cela suppose de définir les voies et moyens d’une intégration respectueuse des « lois de la République » comme de l’identité et de la liberté de chacun, y compris dans l’expression de ses convictions religieuses. Alors, osons dire, de la même manière, qu’un certain laïcisme à la française, prétendument intégrateur, en prétendant contraindre l’Islam pour nous préserver de possibles dérives, réelles ou supposées, en vient à renouer – par souci d’équilibre ou de “solde historique de tout compte“ – avec une forme d’hostilité vis-à-vis du christianisme. Ce qui a pour effet de nourrir, chez les soutiens d’Eric Zemmour, le sentiment d’une remise en cause de l’identité – même discutable dans ses contours – à laquelle ils sont attachés. Ainsi, de manière perverse, le musulman devient-il l’ennemi là où il est d’abord victime des mêmes incompréhensions, des mêmes ostracismes, des mêmes phénomènes de rejet, d’exclusion économique et sociale.

Il faut dire à ces millions de français aujourd’hui dévoyés par le Zemmourisme ambiant, que l’identité française est moins un patrimoine figé à protéger et à défendre qu’un projet à définir et porter ensemble, en fidélité à notre histoire et à nos valeurs dans leur pluralité. Des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité dont nul ne peut être exclu : pas plus les soutiens d’Eric Zemmour que ces « autres français » musulmans qu’il poursuit de sa vindicte. Cela doit mobiliser toutes celles et ceux, d’où qu’ils viennent, qui vivent sur notre sol et ne peuvent se défausser de ce devoir d’appartenance. Mais il nous faut dire aussi à ceux qui animent notre vie politique et prétendent solliciter nos suffrages que nous les jugerons d’abord à leur capacité à nous mobiliser sur l’essentiel : la définition d’un horizon commun. Où chacun pourra lire un avenir possible et souhaitable pour lui-même et ses enfants. Et que cette exigence est aux antipodes des suffisances dogmatiques et des susceptibilités d’ego qui menacent de dominer et confisquer le débat démocratique. Dans ce projet collectif, les médias ont un rôle essentiel à jouer : d’information, de hiérarchisation et de discernement. Puissent-ils garder la tête froide ! « 

(1) A l’heure où je rédige ce billet, c’est un ancien sans papier d’origine tunisienne aujourd’hui naturalisé, Makram Akrout, qui vient de se voir décerner le prix de la meilleure baguette de pain de la capitale. Faisant de lui, pour l’année qui vient, le fournisseur officiel de l’Elysée. Vous avez dit intégration ?