Se manifestent aujourd’hui plus que jamais deux anthropologies antagonistes, que je voudrais brièvement interroger : une anthropologie libertaire et une anthropologie humaniste d’origine biblique.
J’avance que la position libertaire repose sur une vision de Dieu comme obstacle au plein épanouissement de l’homme, d’un Dieu qu’il faut donc écarter de son champ de vision et de réflexion. Peut-être y a-t-il derrière cela, au moins pour certains, des lectures, des rencontres, des événements personnels, que sais-je, qui ne pouvaient que les engager dans cette voie.
Dans cette anthropologie, l’homme ne sera pleinement homme que lorsqu’il aura, indépendamment de toute référence divine, développé toutes les potentialités et les forces qui l’habitent, et que le développement technologique propose. Chaque homme est invité à se créer lui-même, il n’y a pas de nature antérieure qui lui soit opposable, tout est affaire d’orientation et de volonté. A l’aide d’une technique qui devient en vérité
son véritable Dieu.
Je le dis avec force : le Dieu que me propose cette vision, tel que je viens de le présenter, ce Dieu-là n’est pas le mien ! Le Dieu de la Bible, celui que j’ai eu la chance de rencontrer en Jésus-Christ, est le Dieu de l’amour et de la gratuité. Il ne s’oppose ni n’impose : il a besoin de l’homme et de sa réponse, même quand cet homme est la pire des créatures. Le souffle d’air si léger qu’on le sent à peine, celui dont il est question avec le prophète Elie (cf. 1 Rois 19, 11s) et qui représente la présence de Dieu pour le prophète, est-il un obstacle pour ma vie, pour n’importe quelle vie ? Certainement pas, il est un soutien, un stimulant et un révélateur : car si je procède de quelque manière de lui, en portant son image, en vivant de son souffle, il me connaît mieux que je me connais moi-même, il contribue à me dire qui je suis et à m’accompagner sur ma route.
Oui, c’est vrai, l’Eglise catholique, dans ses orientations, dans son institution ou dans son personnel, n’a jamais cessé de présenter un visage contrasté. Elle peut être un contre-exemple de l’image dont je viens de parler : c’est le cas aujourd’hui encore dans certains domaines et c’est très douloureux. Mais elle est aussi, « en même temps », l’Eglise des saints, connus ou inconnus, et on ne peut compter ses grandes figures qui ont donné d’elle, et donnent encore, la plus belle des images : celle de la générosité, de l’attention aux plus fragiles, du don de soi jusqu’à la mort… Celle de Jésus-Christ en vérité. Pour ces saints, et pour les chrétiens en général, Dieu n’est pas un obstacle, mais celui qui vient les combler et assurer la perfection de leur vie. Jusqu’à un éventuel martyre.
Parce qu’enfin, les vrais martyrs, non pas ceux qui choisissent de donner leur vie en tuant les autres, mais en se faisant prendre la leur, ceux qui disent paradoxalement de la sorte la grandeur de l’homme, de tout homme, où les trouve-t-on ? Pas seulement chez les chrétiens, tant il existe, et heureusement, de « gens de bonne volonté », mais largement quand même chez les chrétiens. Parce que, pour ces derniers, le don d’une vie qui passe est l’assurance d’une vie qui ne passe pas.
Dans cette anthropologie, il n’est bien sûr pas question de nier Dieu, ni même d’en faire un obstacle pour le développement personnel, mais tout au contraire, de le reconnaître comme celui qui va contribuer à mon accomplissement. Jusqu’à un point incroyable car, disait saint Irénée, « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Ce que la technique ne permettra jamais… surtout si elle choisit d’être son propre Dieu.
Deux anthropologies, dont je doute malheureusement qu’elles soient conciliables !
Merci, Hervé, pour cet article sur l’antagonisme entre l’anthropologie libertaire et l’anthropologie humaniste d’origine biblique. C’est très concis, très clair. Merci beaucoup !
Delphine, je suis en train de préparer un petit livre sur la question. Que je publierai sans doute en autoédition si j’arrive au bout.
Merci frère Hervé pour cette réflexion qui éclaire notre temps !