Réflexions chrétiennes sur le Mal

IV. Lutter contre le mal

Il y a fort longtemps, alors que je n’étais pas encore dominicain, j’assistais à une retraite prêchée par un jésuite. Et j’entends encore celui-ci nous dire : « nul d’entre nous n’a la capacité d’affronter le Mal face à face, il sera aussitôt vaincu ; seul le Christ a cette capacité ». De fait, tous les auteurs spirituels invitent leurs lecteurs, lorsque la tentation se présente, à se détourner d’elle au plus vite au risque d’être vaincu : je vous l’ai dit, nous ne tombons pas tous, mais nous sommes plus souvent du côté d’Adam et Ève que du côté de Job.

Je me suis demandé d’où nous venait cette faiblesse, et la réponse me paraît aujourd’hui évidente : c’est la blessure du péché, c’est ce vide que nous portons et dont je vous ai déjà parlé qui nous rend vulnérables. Face au Christ, le Tentateur n’a pas de point d’ancrage pour assurer son emprise car Jésus est sans péché.

Ici, j’ai envie de convoquer à nouveau Adolphe Gesché qui a des propos très éclairants. Pour lui, le mal est un irrationnel, donnant dans l’excès. Aussi écrit-il : « Si le mal est excès, ne s’impose-t-il pas de nommer/invoquer un autre excès, dont le nom ou le titre, comme l’a si bien exprimé saint Paul, est surabondance, folie, gratuité, priorité, profusion, sortie de soi, grâce, démesure, pardon ? » et plus loin : « C’est parce qu’il est absolument sans aucune part avec le mal que le Christ peut ainsi sup-porter et ôter ce poids du monde. N’est-ce pas justement parce qu’il n’a pas de péché qu’il a pu, selon les expressions très fortes de l’Apôtre, ‘être fait péché pour nous’ (2 Co 5,21), ‘être fait malédiction pour nous’ (Ga 3,13), ‘descendre jusque dans les enfers’ (voir 1 P 3,19) ? »

Pour vaincre le mal qui se présente sous la forme du péché, plusieurs possibilités sont donc offertes l’homme, qui peuvent d’ailleurs être mises en œuvre ensemble :

  1. Se détourner de la tentation dès qu’elle se présente…
  2. En se tournant en particulier vers le Christ et sa parole.
  3. Lutter contre les effets du mal, autrement dit travailler à la réconciliation avec les autres, et avec soi-même. Ici, le sacrement de réconciliation joue un rôle majeur dans la tradition catholique, mais il n’est pas seul. Pour A. Gesché toujours, le mal étant irrationnel et se manifestant par excès, il faut certes y répondre par la justice, mais plus encore par cet autre excès qu’est la charité : « Il ne saurait être question de congédier la justice, mais il l’est d’en reconnaître les limites dans le débat et le combat qui nous occupent. La justice est une vertu morale. Le salut ne peut être conquis à cette seule aune (…) N’est-ce donc pas d’un autre côté qu’il nous faudrait aussi regarder, du côté d’une ‘subversion’ de tout calcul, compte et équilibre ? Ne faut-il pas ici nommer la charité ? »(op. cit. p. 93-94).

Pour dire les choses autrement, Gesché ne doute pas que la ‘justice distributive’, celle que l’on trouve par exemple dans la fameuse « loi du talion », celle qui mesure et compte juste, soit nécessaire, mais il appelle la ‘justice salvifique’, celle que Jésus évoque dans l’évangile par exemple dans la parabole des ouvriers de la onzième heure (Mt 20,1-16), qui œuvre dans la démesure, qui pardonne, autrement dit, même si l’étymologie est fausse, donne par-delà.

Reste le malheur innocent, celui qui touche tant et tant d’êtres humains : catastrophes naturelles, accidents subis, destructions volontaires opérées par des agents du mal… Comme il a été dit, de tels maux n’accablent jamais les personnes sans qu’ils n’accablent Dieu en même temps : il faut dire et redire que notre Dieu est toujours du côté des victimes et, s’il l’est aussi des bourreaux (« Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », Lc 23,34), c’est que ceux-ci sont aussi pour une part des victimes. Le rôle des hommes est bien sûr, autant que cela ressort de leur pouvoir, de tout faire pour éviter ces maux, mais il est aussi de compatir au sort des victimes, et peut-être de dire avec elles contre le mal ces psaumes qui parfois nous font fuir, parce qu’ils invoquent Dieu dans de violentes mises en cause des assaillants, mais qui ne font pas fuir Dieu parce qu’il en a vu d’autres :

  • « Tu les détruiras de ton sceptre de fer, tu les briseras comme un vase du potier » (Ps 2,9)
  • « À cause de leur iniquité, rejette-les, dans ta colère abats les peuples, ô Dieu » (Ps 56,8)
  • « Fille de Babel, qui dois périr, heureux qui te revaudra les maux que tu nous valus, heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc » (Ps 137,8-9).

Ces paroles confient d’ailleurs le jugement à Dieu plutôt qu’à nous, et l’on ne peut que s’en féliciter.

Frère Hervé Ponsot o.p.

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